Abderrahmane Bouguermouh: «J’ai fait mon devoir envers la Kabylie»

Partager

bouguermouhEntretien inédit du réalisateur Abderrahmane Bouguermouh, décédé dimanche
Le présent entretien, réalisé dans la maison de Abderrahmane Bouguermouh, à Ighzer Amokrane, est resté longtemps inédit. Il date de quelques années, mais à le lire, on pourrait croire qu’il date seulement de quelques jours, tant les réponses sont toujours d’actualité.

-Que devient Abderrahmane Bouguermouh ?
Il arrive un moment où il faut baisser le rideau. Surtout quand on voit ce qui se passe, quand on voit la folklorisation de la Kabylie dans les seuls médias auxquels nous avons accès. On est en train de leur servir une culture misérable et miséreuse que les gens suivent parce qu’ils n’ont rien d’autre à se mettre sous les yeux. Quand on a décidé de créer BRTV, j’étais parmi les créateurs, mais je me suis retiré, des gens sont venus et ont proposé de faire n’importe quoi. J’ai refusé. Pour l’anecdote, il y en a un qui s’est levé et qui a dit : «Si on leur dit ‘‘izz..ne’ ‘ en kabyle à la télévision, les gens seront très heureux». Effectivement, souvent je ne vois que ce mot que je viens d’employer.
-Et le cinéma dans tout ça ?
Le cinéma, au revoir et merci. J’ai fait ce que j’ai pu faire. Je ne peux pas recommencer l’expérience. Nos riches n’ont pas la culture de leurs sous, et le gouvernement ce n’est pas à moi qu’il va donner de l’argent pour faire des films. Donc, il faut être réaliste. La table est desservie. Il faut s’en aller. J’espère que quelque part, il y a des jeunes Kabyles qui sont conscients de leur cinéma spécifique et qui travaillent. Autrement, avec ce qui se passe actuellement, ça fait rire ou pleurer, c’est selon.
-Justement, vous, les anciens, comment allez-vous transmettre à ces jeunes l’amour du métier et du travail bien fait ?
Nous n’étions que des créateurs à qui on a enseigné des techniques et chacun a sa sensibilité, son talent. La technique, ils peuvent l’acquérir dans les écoles, et pour ça ils n’ont pas besoin de nous. Ce que je leur demande, c’est de réfléchir, de lire, de lire énormément, et puis de voir beaucoup de films pour comprendre les choses. De ne pas tomber dans la facilité, car les caméras actuelles sont très sophistiquées et ça peut être dangereux. Celui qui n’a rien à dire, il n’a qu’à aller filmer les mariages et se taire.
Je me suis retiré, car si tu t’engages c’est la haine qui revient et moi je ne hais personne. On ne met pas sur le même pied d’égalité un Bouguermouh et un gars qui filme les cérémonies de mariage. Il faut redonner à la Kabylie son génie. Les gens attendaient quelque chose de bien meilleur que notre BRTV, et ils ont eu un produit loin d’égaler même ce qu’ils voient à l’ENTV.
-Même si on vous donnait l’occasion et tout l’argent qu’il faut pour en faire un ?
Non, si je trouve un terrain professionnel, je ne dirais pas non. Je suis un professionnel et quand on dit de moi que je suis cher, je dis que c’est le cinéma qui est cher. Je n’ai jamais mis un sou dans ma poche. C’est le cinéma qui est cher. C’est le produit qui est cher. Si vous voulez quelque chose de bien, de professionnel, de cinématographique dont votre peuple va être fier, il faut payer.
-La colline oubliée, c’est un film dont vous êtes fier aujourd’hui malgré les bleus dans l’âme qu’il vous a laissés, non ?
C’était mon apport à la cause berbère. Je savais que je pouvais faire quelque chose ‘‘i thmurth negh’’ (pour notre pays) rien qu’en faisant un film. Un film professionnel. Donc, toute ma vie a été accrochée à ça. J’ai poussé un grand ouf de soulagement quand je l’ai terminé. Je n’en tire pas personnellement une fierté, mais un droit de dire que j’ai fait mon devoir envers la Kabylie.
-Le film a fait combien d’entrées ?
En France, quelques millions d’entrées. Ici, en Algérie, on n’a pas compté. On ne comptabilisait pas et puis, sa sortie en Algérie a été sabotée.
-Cela vous a demandé combien de temps pour faire ce film ?
Quatre mois de tournage. En fait, on a été obligés de s’arrêter car on n’a pas eu la chance qu’il neige cette année-là. Il a donc fallu attendre l’année d’après pour faire les scènes de neige, mais je n’ai pas perdu de temps car je me suis entre-temps occupé du montage.
-Comment expliquez-vous que le cinéma algérien, qui était reconnu il y a quelques années au point de décrocher une Palme d’or au festival de Cannes, soit aujourd’hui tombé si bas ?
Il y avait un cinéma national et le gouvernement, je le dis, ouvrait tous les robinets pour ceux qui faisaient des films pour eux, dans leur optique. Et pour tous les autres, pas une goutte. Quand un Lakhdar Hamina, un Rachedi, un Slim Riadh ou un Bouamari déposaient un projet, ils avaient des moyens pratiquement hollywoodiens.
-Qu’est-ce qu’il faut pour relancer le cinéma ? Des financiers privés ? Des producteurs ?
Bien sûr. Les deux premiers qui ont investi indépendamment de l’Etat, c’était Allouache, il faut le lui reconnaître, puis par la suite Mohamed Chouikh. Moi, c’était la volonté d’un peuple. Ce n’est pas du tout pareil. Moi, j’ai fait un film militant porté par tout le peuple kabyle.
-Y a-t-il un film que vous auriez voulu faire plus qu’un autre ?
Il y en a tellement. J’aurais bien voulu faire un film sur Taos Amrouche et sa famille. Elle a été la première à avoir posé la question berbère au monde. C’était à l’occasion d’un colloque sur les langues minorées à Madagascar au début des années 1930. Ils ont évidemment parlé de tout sauf du kabyle qui était sous couvert de la France. Taos s’est levée. A l’époque, elle devait avoir 23 ou 24 ans. Elle disait : «Vous parlez des langues minorées, il y en a une qui est immense et qui s’appelle le berbère. Et vous oubliez que c’est l’une des premières civilisations du monde. De quel droit oubliez-vous cette langue ?»
Et elle a fait un compte rendu pour expliquer aux gens qui ne connaissaient pas ce qu’était le berbère. Aujourd’hui, les gens racontent ce qu’ils veulent. C’est leur problème, mais les baillons cela ne peut pas durer éternellement. Quand Taos, qui n’était pas naïve, a parlé de 2000 ans d’histoire, elle parlait d’identité. Elle a été écartée parce qu’elle était chrétienne. Mais où est le problème ? On peut être chrétien, juif ou musulman, mais la terre c’est autre chose. Le sang ne se lave pas. Taos Amrouche était kabyle, algérienne et universelle.
-Vous qui l’avez connue intimement, quels souvenirs en avez-vous gardé ?
Taos, c’était la famille. C’est la frangine aînée qui connaissait tout le monde. Donc, nous nous sommes appuyés sur Taos pour faire avancer la cause. Très tôt, il y a eu des gens qui avaient compris que l’Algérie allait avoir un problème d’identité, que ceux qui étaient rentrés de Tunis n’accepteraient jamais l’identité berbère. En plus de sa position d’artiste, Taos était militante avant l’heure et avait décidé de créer un mouvement. C’est elle qui a créé l’Académie berbère à Paris dans son propre appartement. C’est elle et pas quelqu’un autre. C’est Taos Amrouche qui a créé l’Académie berbère, il faut que les gens le sachent une fois pour toutes. C’est elle, avec Hanouz, un pharmacien de Sidi Aïch installé boulevard Voltaire à Alger. Ils ont fait venir par la suite Batouche, un ancien militant du PPA, originaire d’Ighzer Amokrane, et le capitaine Rahmani. Ils étaient quatre à l’origine. Les autres sont venus plus tard.
-Vous l’avez également côtoyée en Algérie…
A l’époque, elle avait été confinée à l’hôtel Aletti avec interdiction de sortir. Elle m’a appelé en larmes à la maison pour me raconter ce qui lui arrivait. J’y suis allé…
-En plus d’avoir été interdite de chant au Festival panafricain, vous voulez dire qu’elle était interdite de sortie de l’hôtel ?
Parfaitement ! Elle était séquestrée et gardée par la police. Je l’ai faite sortir et je l’ai emmenée dans ma petite R4. Des Kabyles de Sidi Aïch qui travaillaient à l’hôtel m’avaient aidé à la faire sortir par la porte de derrière. On est allés à Beni Douala, aux Ouadhias, à Fort National, puis à Ighil Ali où pratiquement personne ne l’avait reconnue. Elle voulait voir sa maison, mais il y avait quelqu’un qui l’avait squattée. De là, on est repartis par le col de Tirourda et quand on est arrivés au col elle m’a demandé de m’arrêter. Elle est descendue de voiture et s’est mise à chanter.
Au départ, elle avait la gorge nouée, puis peu à peu ça s’est desserré. Elle chantait à en faire trembler le Djurdjura et elle pleurait. C’était très, très émouvant. De retour à Alger, j’ai appelé Benmohamed (Ndlr, le poète) pour lui dire qu’Ahmed Taleb El Ibrahimi, à l’époque ministre de la Culture ou de l’Information avait séquestré Taos Amrouche à l’hôtel. Ils sont venus de nuit et ils l’ont emmenée lui et Hend Sadi à la cité universitaire. Là, ce fut l’un des plus beaux galas que j’aie vu de toute ma vie. Ils étaient des milliers à l’applaudir. Ça lui a fait chaud au cœur.
-Un projet de film sur Taos existe bel et bien…
Oui, mais l’argent n’est pas disponible, sinon Laurence Bourdil, sa fille, est disposée à mettre à ma disposition ses archives à condition de faire un film professionnel. Un film qui aurait lieu en Algérie, en Espagne, en France, à Tunis et dans tous les endroits où Taos a vécu. Où trouver l’argent pour faire un film pareil ?

Un artiste porté par son peuple

Il est mort sans avoir réalisé son dernier rêve : faire un film sur la grande cantatrice kabyle, son amie Taos Amrouche, dont il parlait toujours avec autant de respect que de passion. Nous avons rencontré Abderrahmane Bouguermouh en 2005, alors que nous venions de réaliser un reportage sur le village des Ath Khiar, le site qui avait été choisi pour le tournage de La colline oubliée. Il a fallu chercher le cinéaste longtemps, personne dans le milieu médiatique ne savait vraiment où il se trouvait.Nous avons fini par le trouver dans la maison familiale à Ighzer Amokrane.
Une maison de campagne tranquille, avec une grande cour et un immense jardin. Il y vivait seul. Quelques membres de sa famille veillaient sur lui et venaient régulièrement lui rendre visite. Il vivait pratiquement en reclus, recevant très peu de gens. Seuls quelques amis artistes ou intellectuels et des membres du mouvement associatif de diverses régions de Kabylie se souvenaient de lui, demandaient de ses nouvelles ou lui rendaient visite. Ces visites lui faisaient toujours plaisir, lui qui pensait avoir été oublié de tous.
«Moi, je n’ai rien. Je suis comme Jean, une main derrière, une main devant», m’a-t-il dit un jour. Ses ennuis de santé se sont compliqués lorsqu’il a été victime d’un accident de la circulation en 2007. Il avait été renversé par une voiture alors qu’il traversait la rue. Il a fallu du lobbying médiatique pour que les autorités daignent enfin lui offrir une prise en charge à l’étranger. Les hommages officiels ne sont venus que très tardivement, une fois qu’il s’est un peu rétabli. Issu d’une grande famille qui baignait dans l’art et la culture, artiste à la sensibilité exacerbée tout autant que militant engagé dans le combat identitaire, Abderrahmane Bouguermouh a côtoyé tous les intellectuels rebelles de son temps, comme Mammeri, Issiakhem, Kateb Yacine, Malek Haddad et Taos Amrouche.
En fait, tous ceux qui ont refusé de se couler dans les moules idéologiques du système politique algérien pour défendre une culture authentiquement algérienne. Il avait donc fini par être rattrapé par l’ostracisme qui bannissait ses amis de toutes les sphères de la culture officielle. Néanmoins, Da Abderrahmane, comme tout le monde l’appelait avec respect, se consolait de savoir qu’il jouissait du respect, de la considération et de l’amour de son peuple. Comme son film, La colline oubliée, il était porté par les siens.

Djamel Alilat
El Watan 05/02/2013

1 thought on “Abderrahmane Bouguermouh: «J’ai fait mon devoir envers la Kabylie»

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *