BIOGRAPHIE MOHIA + Interview

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Feu Mohand Ouyahia, de son vrai nom Mohia Abdellah, est, incontestablement, le militant qui aura marqué de son empreinte la production poétique et théâtrale d’expression kabyle.
Mohia voit le jour à Azazga un certain 1er novembre 1950, soit quatre ans avant le déclenchement de la guerre de libération. D’une famille de montagnards originaire du village Ath Eurbah dans la commune d’Iboudrarene, Mohia s’abreuvât de la culture du terroir notamment la sagesse transmise oralement
dans la société.
Il poursuivit ses études secondaires au lycée Amirouche de Tizi-Ouzou en 1968 pour rejoindre
l’université d’Alger et obtenir, en 1972, une licence en mathématiques. Son succès dans un concours lui
ouvrit les portes de l’Hexagone où il s’installa l’année suivante. A l’université Paris VIII, il se montra particulièrement actif en rejoignant des groupes d’études et en animant des bulletins et des revues.
Il constitua, avec un groupe d’amis, un atelier de traduction-adaptation. Sa vie se confond avec son
parcours et son œuvre, et c’est, tout naturellement, que nous abordons cette oeuvre. Littérature, poésie,
théâtre, adaptations, traductions : Mohia n’en laissa aucun aspect et porta son grain au moulin de la
production et de la promotion de tamazight.
Depuis son accession à l’université d’Alger, il se mit à produire tout en participant au combat identitaire.
Il assistait aux cours de Berbère dispensés par Mouloud Mammeri . Les premiers pas, Mohia les fit en tant que poète et plusieurs de ses textes sont interprétés par beaucoup artistes kabyles entre autres Idir, Ferhat
Imazighen, Ali Ideflawen, Malika Domrane, Slimane Chabi, Takfarinas… Il est vrai que bon nombre de ses
poèmes restent, à ce jour, inédits.
Les nouvelles et les contes n’ont pas été, du reste, négligis dans son œuvre. Timucuha (Contes) qui
constituent le véritable gisement de la culture orale berbère ont été fortement travaillés par Mohia :
Tamacahut n Iqannan (histoire des nains), tamacahut n ye$ yal (histoire des ânes), asmi nxeddem le théâtre
(quand on jouait au théâtre) et bien d’autre. Aussi, il préfaça plusieurs publications et élabora plusieurs
essais notamment sur la chanson kabyle. Il collabora à vulgariser, à travers des publications militantes (revues et bulletins), les aspects de la culture kabyle. Cependant, c’est dans la traduction et le théâtre que Mohia est considéré comme un pionnier. D’autant plus que ses débuts remontent à son passage au lycée Amirouche où il anima, avec un groupe de lycéen, une troupe théâtrale qui subit l’ostracisme
de l’administration qui en voyait une véritable menace.
Le hasard faisant bien les choses, fit rencontrer les anciens du lycée à l’université d’Alger où ils constituèrent ce qui fut appelé, à l’époque, «Le cercle des étudiants de Ben-Aknoun». Le déclic fut, en quelques sortes, la pièce de Kateb Yacine «Mohamed prends ta valise » qui révolutionna les esprits.
Mohia traduisit alors en kabyle « Morts sans sépulture » de J.P. Sartre puis, avec Momoh Loukad
cette fois-ci, « la pute respectueuse » du même auteur. En 1974, il adapta « l’exception et la règle »
de Brecht (Llem-ik, Ddu d udar-ik) qu’il publia aux éditions Tala. Dans la préface, Mohia insistait, déjà,
sur la nécessité de produire en Tamazight.
L’autre œuvre de Brecht que Mohia adapta fut « la décision» (annegaru ad d-yerr tabburt).
Le Printemps berbère donna du punch à Mohia et attisa sa flamme militante. C’est ainsi qu’il mit les bouchées doubles et adapta plusieurs autres œuvres relevant du patrimoine universel notamment « Le ressuscité » (Muhand Ucaâban) du célèbre écrivain chinois Lu Xun, « la Jarre » (traduction française de « la Giara » de Pirandello) devenu, en kabyle, « Tacbaylit Tartuffe de Molière et Ubu Roi d’Alfred Jarry sont aussi adapté en 1984 sous les titres respectivement de « Si Partuf » et “Èa$bibi”. Suivirent «Médecin malgré lui » de Molière et « En attendant Godo » de Samuel Beckett sous les titres « Si Lehlu » et « Am win yettrajun Rebbi ».
Quatre autres adaptations phares voient le jour : « Si nistri » (la farce de maître Patelin, composée au 13ème
siècle par un inconnu), « Les fourberies de Scapin» et « Le malade imaginaire » de Molière qui restèrent au
stade du manuscrit, « Knock » de Jules Romain (manuscrit).
Il élargit son œuvre en s’intéressant aux autres cultures notamment grecque et chinoise, et adapta «
Entre les émigrés » de Mrozeck, la pièce en « Sin nni » et la véritable histoire de « Ahq n Muh Terri ». Il
en reste plusieurs œuvres que nous ne pouvons citer dans cette succincte biographie.
Il est, par ailleurs, important pour la culture algérienne et trop utile pour le théâtre d’immortaliser Mohia, en continuant le travail.
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Interview de Mohand Ouyahia (Mohia)
Mohand-ou-Yahia est surtout connu pour les adaptations qu’il nous a données d’un grand nombre de poésies et textes de chansons tirés notamment des œuvres de Brecht, Prévert, Clément, Potier, Vian, Béranger, etc. Il a aussi adapté des contes et nouvelles de Voltaire, Lou Sin, dont « La véritable histoire de Ah Q » (l983), Singer, Maupassant… Ainsi que les pièces de théâtre suivantes : « L’exception et la règle » de Brecht (1974), « Le ressuscité » de Lou Sin (1980), « La jarre » de Pirandello (1982), le « ’Tartuffe » de Molière (1984), « Ubu Roi » de Jarry (1984), « Le médecin malgré lui » de Molière (1984), « En attendant Godot » de Beckett (l985).
Tafsut : Commençons par une question d’ordre général : l’après-guerre n’a pas donné naissance à une génération d’écrivains qui aient la taille d’un Mammeri, d’un Yacine ou d’un Feraoun. La production en langues populaires peut-elle prendre la relève ?
Mohand-ou-Yahia : C’est une chose que tout le monde constate en effet… L’après-guerre n’a pas donné naissance à une génération d’écrivains qui aient l’envergure d’un Mammeri, d’un Yacine ou d’un Feraoun. Certes des noms émergent d’ici, de là mais, outre que ce sont malheureusement des exceptions qui confirment la règle, ceux-ci, apparemment, ne parviennent pas à susciter cette espèce de complicité du public à défaut de laquelle il me paraît difficile d’utiliser à leur endroit l’expression de génération d’écrivains.
Quant à savoir si la production en langues populaires peut prendre la relève, que puis-je répondre ?… Car justement, toute la question est là. Bien qu’à proprement parler la question ne soit pas tellement d’assurer la relève de qui que ce soit mais bien plutôt d’essayer de développer une tradition littéraire en langues populaires, et ce, indépendamment de ce qui pourrait se faire par ailleurs.
Mais, pour revenir à cette production en langues populaires, tout d’abord celle-ci est aujourd’hui ce qu’elle est ; c’est à dire en réalité, peu abondants et puis trop marginalisée et ce, entre autres, parce qu’elle consiste surtout en poésies et chansonnettes. Pourtant, et pour ne nous tenir qu’à ce qui se fait en kabyle, puisque c’est ce que connaissons le mieux, on constate que ce qui a marqué notre histoire culturelle de ces dix dernières années, c’est bien le fait que ces poésies, dites ou chantées, soient encore ce qui reflète le mieux les réalités vécues par notre société. Et je dis ceci en tout état de cause, dans la mesure ou les faiblesses et les maladresses qu’on ne manque pas d’y relever sont elles-mêmes significatives du niveau culturel des gens de chez nous.
Maintenant, pour répondre plus précisément à la question du développement d’une tradition littéraire en langues populaires, je dirai qu’au vu des expériences réalisées jusqu’ici, oui, il est tout à fait possible de développer une tradition littéraire en langues populaires. Il reste que pour vraiment concrétiser les choses et aller encore plus loin dans ce domaine, les plus grands efforts sont nécessairement demandés au plus grand nombre. Je m’empresse d’ajouter, néanmoins, qu’il serait illusoire de viser tout de suite à produire des œuvres de la classe de « l’opium et le bâton », entièrement rédigées en langue vernaculaire. En fait, le public lui-même n’est pas prêt à accueillir des ouvrages d’une telle importance. Par conséquence, ce qui serait plus réaliste, serait de multiplier les expériences et de procéder par étapes. La plus petite réalisation devenant ainsi un gage pour l’avenir.
D’autre part, il conviendrait peut-être de reconsidérer la question sous l’angle plus général qui est celui de la communication. Le problème à résoudre devenant ainsi celui de faire passer le maximum d’informations, au sens large du terme, avec le minimum de moyens, aussi bien linguistiques, techniques, que matériels. C’est ce qui permettrait de recourir, selon les cas, aux moyens les plus opportuns, lesquels pourraient être ceux de l’écrit ou ceux de 1’audio-visuel ; et ceci sans le moindre complexe, il va de soi.
Du point de vue pratique donc, à supposer que nous voulions réellement faire quelque chose, ce qui reste encore à prouver, un effort considérable doit être fait en premier lieu en vue de recenser le maximum des possibilités de dire les choses qu’offre la langue vernaculaire. Ces possibilités sont offertes, entre autres, par le système lexical, la syntaxe, la grammaire, les locutions, les apophtegmes, les mimiques et, j’ajouterai même, les silences dans certains cas. En un mot, si nous voulons nous exprimer dans notre langue, la condition nécessaire, sinon suffisante, est d’abord et avant tout de bien étudier cette langue, c’est à dire de l’étudier à la lumière des acquis de l’analyse linguistique. Ceci afin de toujours mieux en connaître les ressources.
Je dis peut-être une banalité, mais tant pis. Je vois trop de gens jouer aux grands artistes et qui n’ont qu’une connaissance infuse de leur langue. Cela ne prêterait pas à conséquence si, de surcroît, ils ne se prétendaient les défenseurs acharnés de cette langue. Mais passons… Je veux surtout dire par là qu’il serait peut-être l’heure de mettre un terme au temps des incantations et de se mettre un peu au travail.
En tous cas, ce qui transparaît à travers cette question de la relève, c’est bien le défi auquel nous devons aujourd’hui faire face. Car tout est de savoir si effectivement nous sommes d’ores et déjà en mesure de parler de notre société aussi bien, sinon mieux, que ne l’ont déjà fait des écrivains tels que Mammeri ou Feraoun, et ceci dans uns langue accessible à tous les éléments qui composent cette même société.
Pour ma part, je dois dire que je ne vois pas d’autre alternative qui réponde à ce défi en dehors de celle qui consiste à écrire dans la langue vernaculaire. Car, dans le contexte de l’Algérie d’aujourd’hui on constate, premièrement, qu’en dépit de toutes les vicissitudes de l’histoire, la sensibilité à la langue maternelle est peut-être plus vive qu’elle ne l’a jamais été ; deuxièmement, que pour la majorité des algériens la langue maternelle est toujours, quoi qu’on dise, la langue la mieux maîtrisée. Par conséquent, la réponse qui serait apportée à ce défi est pour elle, pourrait-on dire, une question de vie ou de mort.
Mais qu’est-ce qui peut amener quelqu’un aujourd’hui à s’exprimer dans la langue vernaculairs ? Il fut un temps où l’arabe classique aussi bien que le français conféraient à ceux qui les possédaient prestige et sécurité de l’emploi. Or tel n’est plus le cas aujourd’hui où l’arabe classique devient une langue de pédants et où nous voyons tant de bacheliers ne trouver, au mieux, qu’à s’employer comme veilleurs de nuit à Paris. Et ceci remet déjà les choses à leur juste place ; je veux dire que la langue redevient de fait, et ce aux yeux de la plupart des gens, ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être, c’est-à-dire un outil de communication et rien de plus. Alors, outil de communication pour outil de communication, pourquoi pas la langue maternelle ? Ceci pour dire que s’il reste une seule chose qui puisse présider au choix d’une langue, c’est uniquement le souci de se faire entendre de telle ou telle catégorie de gens. On peut aussi bien entendu choisir de s’exprimer dans une langue pour plaire à certains ou encore pour déplaire à d’autres, mais ce qui n’en demeure pas moins vrai cependant, c’est que si l’on veut être compris de la majorité, on ne peut que s’exprimer dans nos langues vernaculaires, c’est à dire le berbère ou l’arabe populaire.
En somme donc, et pour parler d’ailleurs en termes plus généraux, il n’est pas du tout impensable qu’une vie culturelle d’expression populaire – une vie culturelle digne de ce nom, je veux dire – puisse voir le jour chez nous. Cela dépend en premier lieu des efforts que fournit chacun de nous pour se réapproprier sa langue maternelle. Le reste est une question d’intendance et une question de techniques, (techniques littéraires, techniques audio-visuelles, etc.). Or, l’intendance, cela s’organise et les techniques s’acquièrent.
Car en définitive, qu’est-ce qu’une oeuvre littéraire, artistique, cinématographique ? C’est une combinaison de signes linguistiques, de formes, de couleurs… reflet de la vie d’un groupe et au fil de laquelle passe, comme un écho, le souffle de la vie.
Dans ton travail, le point de départ est presque toujours un auteur étranger. Ne penses-tu pas écrire un jour une oeuvre plus personnelle ?
Oui, je fais surtout des adaptations d’auteurs étrangers. Je crois que pour élaborer des choses de son propre cru, il faut tout de même jouir de beaucoup de disponibilité d’esprit et peut-être aussi se détacher quelque peu des contingences matérielles. Car on peut focaliser ainsi toute son énergie sur le travail qu’on entreprend. Personnellement, je n’ai jamais pu travailler dans des conditions, disons très propices. Mais ne nous étalons pas là-dessus car des conditions trop faciles font souvent qu’on se complaît dans la facilité justement. Donc, travaillant dans des conditions relativement peu favorables, il m’a toujours paru plus aisé d’adapter des auteurs étrangers que de noircir des pages et des pages de mon cru. Ceci lorsque, naturellement, je trouve chez ces auteurs des préoccupations parallèles aux moyens. La fin − nécessité de produire vite et bien − justifiant les moyens, c’est une façon de se faire mâcher le travail pour ainsi dire.
Mais ceci n’est que l’aspect le plus immédiat de la chose. L’autre aspect, et de loin le plus important, réside dans le fait, me semble-t-il, que l’adapation d’auteurs étrangers nous donne le moyen concret de renouveler notre production, de la revivifier.
Quand on fait le tour de tout ce qui s’écrit et de tout ce qui se dit chez nous, et on en fait vite le tour, croyez le bien, on ne manque pas de ressentir un certain sentiment d’insatisfaction. Car on constate que tout cela est un peu rudimentaire par rapport à ce qui se dit sous d’autres latitudes. Quelles attitudes peuvent alors découler de cette insatisfaction ? La première attitude, qui est stérile à mon sens, est celle qui aboutit au rejet pur et simple de tout ce qui émane des gens de chez nous. Cela se fait souvent avec des sourires condescendants mais le résultat est bien sûr le même. Et encore je parle ici de ceux qui font tout de même l’effort (louable) de prêter quelque oreille à ce qui se passe dans notre société. Ne parlons pas des autres. L’autre attitude est celle de celui qui se dit, toute vanité mise à part, est-ce que, moi, je ne pourrais pas faire mieux ? Et qui se met donc au travail sans se douter du danger qui le guette, celui de retomber dans les sentiers battus. En reprenant des thèmes éculés dans des formes tellement rabâchées (la forme des poèmes de Si Moh-ou-Mhand par exemple), en prenant toutes ces idées saugrenues que chacun de nous se forge dans sa petite tête pour des vérités essentielles, inutile d’insister… On ne va pas très loin. C’est qu’en dépit de la meilleure volonté du monda, on reste inconsciemment prisonnier des sables mouvants de certaines traditions, lesquelles, bien entendu, ne manquent pas d’offrir l’avantage de maints aspects sécurisants. Il n’en reste pas moins que, sous tous leurs attraits, ces traditions cachent pour nous aujourd’hui des pièges dans lesquels nous voyons beaucoup de gens s’empêtrer hélas trop facilement.
L’enjeu est de taille car il s’agit pour nous de devenir pleinement adultes ou d’en rester à l’âge infantile, c’est-à-dire à l’âge où l’on a besoin, parcs que dépassés par les évènements, de s’entourer du cocon douillet de fausses sécurisations. Celles-ci revêtant des formes diverses bien entendu. Au-delà de nos « traditions littéraires », c’est aussi la berbérisme de « l’Oasis de Siwa jusqu’aux Iles Canaries » chez nous encore, mais aussi 1’arabo-islamisme, et puis tous ces rêves, bien sûr, qui puisent leur consistance dans le désir de changer le monde avec des mots.
Mais, pour en revenir au sujet qui nous préoccupe, celui de l’adaptation d’auteurs étrangers, personnellement, c’est de ce côté que j’ai trouvé une certaine issue. Evidemment, je n’ai qu’une petite expérience en la matière, aussi faut-il bien se garder d’en tirer des conclusions hâtives. Ce dont je me suis rendu compte cependant, c’est que, outre qu’elle permet d’éviter les pièges évoqués plus haut, la pratique de l’adaptation offre des possibilités réelles de tirer profit de l’expérience des autres.
Entendons-nous bien, je dis tirer profit de l’expérience des autres, je ne dis pas mimer stupidement les autres. Car l’adaptateur est celui qui s’intéresse en premier lieu au canevas sur lequel- est construite une oeuvre, aux procédés d’élaboration, aux mots-clés et à la structure de celle-ci. Ceci, lorsque l’oeuvre on question semble faire écho à ses préoccupations, bien entendu. Ce qui supposa encore un choix conscient de sa part, il va de soi. Ce n’est donc qu’après avoir disséqué une oeuvre, afin d’en percer les secrets, que l’adaptateur procède au travail d’adaptation proprement dit, c’est-à-dire à la reconstruction de celle-ci au moyen de matériaux qu’il puise dans son environnement culturel. Il est visible qu’en fin de compte, la mise en oeuvre de cas matériaux donne du même coup à l’adaptateur la moyen d’ancrer et finalement d’inscrira son ouvrage dans son propre univers culturel.
Sortir la langue vernaculaire et donc aussi notre culture traditionnelle de son confinement, ce dernier mot rimant avec dépérissement est apparemment aujourd’hui, malgré tout, l’un des soucis majeurs de la plupart d’entre nous. Mais est-ce vraiment rendre service à notre société que de remettre à l’honneur des résurgences du passé comme le font certains ? Car, quelle que soit notre susceptibilité, il faut bien admettre que nous sommes déjà suffisamment en retard comme cela. Nous sortons à peine du Moyen-âge, par conséquent notre culture traditionnelle est à bien des égards encore une culture moyenâgeuse, donc inopérante dans le monde d’aujourd’hui. Et d’aucuns veulent encore nous ramener au temps de Massinissa ! …
Le fait d’adapter des auteurs contemporains, et d’une manière générale des auteurs appartenant à des civilisations différentes de la notre, revient encore à situer notre expérience vécue par rapport à celle vécue par d’autres hommes sous d’autres deux. A défaut d’en tirer des règles de conduite, la chose au demeurant ne peut que nous aider à faire l’économie de certaines erreurs, quand il se trouve que celles-ci ont déjà été commises par ces autres hommes. Cela revient assurément aussi, oui, à compléter, sinon à remplacer, nos vieilles références culturelles par d’autres références moins désuètes.
Et puis nous ne pouvons pas nous couper du reste du monde. Voyez par exemple l’insistance avec laquelle des milliers de nos compatriotes cherchent à se faire établir des titres de séjour en France. Cette insistance parle d’elle-même. Le monde étant mouvement, mouvements des hommes, des biens, des idées, nous devons bien au contraire chercher à dominer ces mouvements si nous ne voulons pas être mis sur la touche. Aussi devons-nous chercher par tous les moyens à nous tenir au fait de ce qui se passe dans le monde d’aujourd’hui, et cela si nous avons simplement pour ambition d’être de ce monde. Or, si j’ai bien compris, non seulement c’est là l’ambition de notre société, mais celle-ci encore veut être de ce monde sans pour autant se voir assimilée ni aux uns ni aux autres. II tombe sous le sens que ceci nous commande donc de travailler et retravailler nos langues vernaculaires de telle sorte qu’elles puissent nous faire accéder à tous les domaines de la connaissance. Et, dans cette perspective, je suis enclin à penser que la pratique courante de l’adaptation, si elle venait à se répandre chez nous, devrait jouer un rôle décisif. Ce serait véritablement le raccourci qui nous permettrait de rattraper des siècles de retard en quelques années.
Sinon, et pour toutes les raisons citées plus haut, non, je ne pense pas écrire quelque chose de mon cru, tout au moins dans l’immédiat. Ceci d’autant plus que je n’ignore pas les dangers d’une telle entreprise. Et puis, j’ai assez de pain sur la planche comme cela.
Pourquoi as-tu abandonné la poésie ? Tes dernières productions concernent toutes le théâtre. Est-ce définitif ? Et pourquoi ?
Pour commencer, je dois dire la chose suivante : c’est que faire des poésies ou des pièces de théâtre n’a jamais été pour moi un but en soi. Ce qui m’a toujours intéressé le plus, c’est tout ce qu’il y a au-delà. C’est-à-dire, en un mot, tout ce qui pourrait nous faire parvenir à une réelle maturité d’esprit. Or une langue, en même temps, me semble-t-il, qu’elle est le ciment de la société qui la parle, est encore la caisse de résonance dans laquelle sont répercutés tous les éléments de la vie de cette société. Donc, je ne vois pas comment on peut s’intéresser à une société d’hommes dans leur devenir sans s’intéresser à leur langue. Et puis, la faculté de parler, n’est-ce pas ce qui distingue l’homme de l’animal ? Car les hommes s’expriment d’abord et surtout par leur langage. Dès lors que ceci est posé on est amené directement, bien sûr, à prendre en considération toutes les formes d’expression qui constituent ce langage. Et de là, il n’y a qu’un pas à faire pour se retrouver dans le domaine si varié des genres littéraires.
Revenons à ce qui se passe chez nous. La poésie, la chanson, le conte, le récit, sont les genres auxquels nous sommes le plus familiarisés. Si on se rappelle le traditionnel amghar uceqquf et, plus près de nous, les pièces radiophoniques diffusées par la chaîne II, on peut ajouter aussi que le théâtre ne nous est pas, en fait, totalement inconnu. A partir de ce qui précède, et pour être logiques avec nous-mêmes, nous devons amener notre langue à couvrir l’essentiel du devenir de notre société, un peu à la manière dont un journal couvre l’essentiel de l’actualité. Et si je me hasarde à tenir ces propos, c’est que je crois la chose tout à fait faisable, et cela d’ores et déjà… dans l’immédiat. Car, aujourd’hui, il ne reste plus à démontrer que nous pouvons travailler dans tous les genres, cela a déjà été prouvé. Nous devons, bien sûr, enrichir les genres qui nous sont familiers, et ce, aussi bien sur le plan du contenu que sur le plan formel, mais je ne vois pas ce qui doit nous empêcher de nous intéresser plus profondément aux genres auxquels nous sommes moins habitues. Car, une chose est certaine, c’est qu’on ne peut pas tout dire avec des poésies et des chansonnettes, à moins de faire de l’opéra, et encore… Nous retomberions là encore dans un genre lequel a aussi ses limites.
Maintenant, pour revenir à ma personne, je dois donc d’abord lever l’équivoque. Je ne me suis jamais mis dans l’idée de devenir poète, et mieux, je crois que je ne me suis jamais senti l’âme d’un poète. Je suis peut-être un grand naïf, mais pas à ce point. L’adaptation d’auteurs étrangers procédait encore, tout au moins dans ma tête, d’une autre démarche très simple ; il s’agissait pour moi de voir concrètement jusqu’où nous pouvions aller avec notre langue vernaculaire. En d’autres termes, je voulais, par l’entremise de l’adaptation, mesurer les potentialités de notre langue vernaculaire à l’aune des auteurs que j’adaptais. Or, il se trouve que j’ai adapté des poètes, des chansonniers et autres faiseurs de rimes… D’où l’équivoque signalée plus haut. Mais je précise, encore une fois, qu’il n’a jamais été question pour moi de m’en tenir à un genre quelconque.
Et puis, j’ai comme l’impression que ce qui caractérise la poésie, c’est de focaliser l’attention sur des sujets, des points de vue ou des sentiments bien déterminés. Cela vient peut-être de ce côté un peu paranoïaque facile à déceler chez presque tous les poètes. Il me semble par conséquent que la poésie ne saurait en aucun cas permettre une vision très élargie des choses. Alors que ce dont nous avons le plus besoin aujourd’hui c’est au contraire d’élargir justement quelque peu nos champs de vision.
En abordant le terrain de la poésie, j’avais tout à fait à l’esprit que c’était là un genre particulier, puisque celui-ci jouit chez nous d’un statut privilégié. Donc qui dit statut privilégié dit possibilité d’établir rapidement le contact avec le public et ce, afin de l’intéresser, autant faire se peut, à la suite des événements. La suite des événements étant dans mon esprit tout le travail qui devrait finalement aboutir à l’instauration d’une tradition littéraire moderne et diversifiée, c’est-à-dire d’une tradition littéraire au sens le plus complet du terme. On comprendra certainement aussi, bien sûr, que si nous voulons que ce travail ait quelque chance d’aboutir, il est indispensable que le plus grand nombre de gens soient disposés à mettre la main à la pâte.
C’est ainsi que pour ma part donc, et pour toutes les raisons citées plus haut, j’essaie de faire ce que je peux, en particulier dans les domaines de la nouvelle et du théâtre. Ceci pour nous en tenir à mes dernières compositions. Mais, il est bien évident que pour le moment tout cela reste encore, je crois, plus du bricolage qu’autre chose, et cela dans la mesure où rien n’est encore acquis de manière irréversible.
Autre évolution, dans le thème cette fois-ci. De Brecht à Beckett… Et pourquoi ce ton de la dérision ? …
D’abord, les thèmes, c’est comme tout… A force de ressasser toujours la même chose, on finit, par se lasser et lasser les autres. D’où la nécessité de se renouveler constamment. Et, pour ce faire, il suffit en réalité de regarder autour de soi. Nous vivons dans un monde contradictoire et multiforme… Réduire tout ce qui nous entoure à quelques grandes idées, fussent-elles des idées maîtresses, c’est faire preuve, il faut bien le reconnaître, d’une grande étroitesse d’esprit.
Pour revenir à mes petites bricoles, je crois pouvoir dire que j’ai connu deux périodes assez distinctes : la première s’étendrait de 1974 jusqu’à 1980 et la deuxième de 1982 jusqu’à aujourd’hui. Une vision des choses peut-être un peu simpliste semble dominer la première période. Selon cette vision, ce serait dans les agressions en provenance de l’extérieur que se situerait l’origine de tous nos maux ; les totalitarismes d’aujourd’hui ne faisant ainsi que remplacer le colonialisme d’hier, par exemple. D’où il découle que je me faisais peut-être une trop haute idée des petites gens de chez nous, en qui je voyais les victimes innocentes de l’appétit des grands de ce monde. Comme dirait Lou Sin, je croyais qu’ils valaient mieux que les gens des classes supérieures. Je me rendais bien compte, pourtant, qu’au moment où leurs propres intérêts sont touchés, ceux-ci se comportent bel et bien comme ceux-là, mais je trouvais qu’ils avaient déjà assez d’ennemis comme cela. Par conséquent, je réservais mes petites méchancetés pour ces ennemis en question.
La deuxième période équilibre peut-être la première. Si je devais la résumer en une phrase, je dirais, pour parodier l’autre : « La nature a horreur de la faiblesse ». De veux dire par là que c’est nous-mêmes surtout qui sommes responsables de la majeure partie de nos déboires. Et j’essaie, partant de là, de lever le voile sur nos faiblesses, tout au moins les plus criantes d’entre elles. Car, si au préalable nous ne localisons pas nos faiblesses, je me demande comment nous pourrions un jour les surmonter.
D’autre part, une littérature qui est censée être destinée au grand public ne peut se présenter sous la forme d’exposés froids et rébarbatifs ; ceci dans l’état actuel des choses tout au moins. Aussi est-il nécessaire de recourir à des techniques littéraires qui permettent d’intégrer la « substantifique moelle », si tant est qu’on en détient quelque peu, dans des compositions accessibles à tous. Et ces techniques, si j’en parle, c’est que je m’en sers évidemment ; le conte voltairien demeurant pour moi un modèle en la matière.
Et puis, je ne cherche surtout pas à convaincre qui que ce soit de quoi que ce soit. Personnellement, je n’ai absolument rien à vendre. Etant donné que je ne suis plus moi-même sûr de quoi que ce soit. Je pense par conséquent que chacun doit s’assumer, aller jusqu’au bout de sa logique. Mais, on ne peut s’assumer vraiment en jouant à des jeux dont on ignore les règles, ou encore à des jeux dans lesquels les dés sont pipés d’avance. N’ayant moi-même aucune certitude ni rien de bien net à proposer, je ne peux dès lors que m’amuser à déceler la taille dans ce qui nous est proposé par ailleurs. Se moquer de nos faiblesses, de nos illusions, prendre à contre-pied les idées reçues, pousser certains raisonnements jusqu’à l’absurde, démythifier ce qui nous entoure, c’est finalement ce à quoi je m’amuse le plus souvent. Et il est évident que ceci ne peut se faire sur le ton de la tragédie nos plus. D’où ce ton de la dérision qui accompagne à peu près tout ce que j’ai pu faire.
Mais, à ce propos, et avant de clore ce chapitre, on pourrait se demander s’il n’y a pas dans le ton de la dérision quelque chose de salutaire. On voit tellement de choses qui donnent envie de pleurer. Or, il ne sert à rien de pleurer. A cet égard, il me revient une phrase que j’ai lue quelque part : « L’homme a pu survivre au grand stress historique et planétaire en arrivant parfois à se tenir les côtes ». Et je précise à ma décharge que celui qui s’exprimait ainsi est quelqu’un d’autrement plus sérieux que moi.
Un mot sur la langue utilisée… Pourquoi les recours fréquents aux emprunts ? Cela est sans doute efficace face à un public… Mais pour l’écrit, pour le long terme… Ne penses-tu pas fixer autrement par écrit ton travail ?
La langue que j’utilise, c’est tout simplement la langue des gens auxquels je suis censé m’adresser. Comme dirait Djehha, celui qui n’en est pas convaincu peut toujours vérifier. Et je ne dis pas cela pour me justifier. Car, en fait, si je devais justifier quelqu’un, ce serait précisément ces gens que je devrais justifier. On peut lire dans n’importe quel manuel de linguistique générale qu’une langue est un fait social. Donc, à ce titre, une langue est sujette à évolution, et ceci du simple fait que la société qui la parle évolue elle-même tout au long de son histoire. Voilà pour les généralités.
Maintenant, pour le cas précis des mots que nous empruntons à l’arabe et au français, je crois qu’ils témoignent tout simplement du déséquilibre des échanges que nous entretenons avec les sociétés qui nous entourent. S’il faut donc que soit posé le problème, celui-ci doit être posé entièrement.
Il y a, je crois, deux grandes catégories de littérateurs. La première est celle de ceux, et ce sont de loin les plus significatifs qui se contentent de refléter aussi fidèlement que possible l’image de la société dans laquelle ils vivent. Libre à ceux qui les lisent, évidemment, de faire de cette image ça que bon leur semble. La deuxième catégorie est celle de ceux qui voudraient voir la société en question se conformer à une image préétablie. C’est à cette catégorie qu’appartiennent,entre autres,lestenantsde la veine du réalisme socialiste dans saversiondes années 60, lesquels poussent la manie jusqu’à ne plus débiter que des inepties.
Si j’avaisdonc réellement voulu faire oeuvre de littérateur, je n’aurais rien pu faire de mieux que d’essayer de refléter, aussi fidèlement que possible, l’image de la société dans laquelle nous vivons. D’où je déduis la chose suivante : dès lors que le recours aux emprunts est un des traits caractéristiques de notre société, il n’y avait pour moi rien de mieux à faire que refléter aussi bien ce trait dans mes compositions. Je veux surtout dire par là que le problème des emprunts est un problème de société et que, s’il doit être pose, il doit l’être au niveau de toute la société et non au niveau d’un auteur ni même au niveau d’un spécialiste, quel qu’il soit. Car le rôle de ces derniers est uniquement de prendre acte de ce qu’ils sont amenés à constater.
Il reste une chose dont il faudrait peut-être aussi avoir conscience, c’est que, dans la réalité de tous les jours, à vrai dire, tout le monde n’utilise pas les emprunts de la même manière. Premièrement, la fréquence des emprunts varie suivant l’expérience vécue du sujet parlant ; plus on s’éloigne du monde paysan traditionnel, plus cette fréquence augmente. Deuxièmement, les mots empruntés subissent des distorsions par rapport à ce qu’ils sont dans les langues d’origine, distorsions dans la prononciation et distorsions aussi dans le sens.
Mais, cette fois-ci, plus on se rapprocha au contraire du monde paysan, plus ces distorsions deviennent importantes.
S’il devait être permis à celui qui écrit de ne reculer devant rien lorsqu’il s’agit d’être expressif au maximum, on s’apercevra je crois facilement de ce que cet état de fait lui offre comme marge de manoeuvre. Un simple petit exemple : que celui-ci ait, et la chose est fréquente, à camper un personnage, le seul fait de mettre dans la bouche du personnage en question tel ou tel type d’emprunt lui donne la possibilité de le situer précisément et à moindre coût dans telle ou telle catégorie sociale.
En dernier ressort, il faut quand même dire aussi qu’il vaut encore mieux emprunter un vocable à une autre langue que rester muet. Ceci évidemment lorsque la langue vernaculaire, telle que nous l’avons héritée de nos aïeux, n’offre pas d’autre ressource. Le drame de la situation, en l’occurrence, car il y a tout de même un drame, vient à mon avis du fait que beaucoup de nos emprunts peuvent paraître totalement gratuits ; ce qui est d’ailleurs très souvent le cas, il faut bien le reconnaître. Tout se passe dans ces cas là comme si le recours aux emprunts devenait un palliatif, non pas au manque de ressource dont souffrirait la langue vernaculaire mais à la méconnaissance de ces ressources. Et, chose certainement plus grave encore, un palliatif qui renforce cette méconnaissance. Nous avons le sentiment, dès lors que les emprunts concurrencent et finalement court-circuitent les ressources propres à la langue vernaculaire.
Tout ceci pour dire que l’emprunt peut se justifier chez celui qui y recourt en toute connaissance de cause mais qu’il peut effectivement prêter à discussion lorsque celui qui en fait usage le fait à tort et à travers. Ne perdons pas de vue, au demeurant, qu’une situation quelle qu’elle soit n’est jamais définitive. Le propre d’une langue vivante, tout comme celui d’un organisme vivant, est de passer par une succession d’états transitoires, succession à laquelle la mort seule peut mettre un terme. Le passage d’une langue d’un état transitoire à l’état suivant, lequel sera fatalement tout aussi transitoire, entre parenthèses, est dicte de manière impérative par le besoin qu’ont les hommes qui parlent cette langue de faire toujours mieux répondre celle-ci à leurs besoins en matière de communication.
Or, il se trouve que jusqu’à présent ces besoins en matière de communication ont trouvé une réponse dans l’utilisation que nous faisons des termes provenant d’emprunts. Mais, il est bien évident que de nouveaux besoins surgissent tous les jours, auxquels il faudra bien trouver de nouvelles réponses. Donc, il ne s’agit pas, à mon avis, de proscrire les termes provenant d’emprunts, surtout ceux bien acclimatés. En revanche, il faut bien sûr souhaiter la renaissance d’une créativité propre au berbère pour répondre aux besoins de désignation des choses nouvelles.
A cet égard, nous pouvons considérer que l’élaboration du lexique de mathématiques paru récemment pourrait devenir une expérience exemplaire pour ce qui est de l’introduction des néologismes, Car, s’il répond vraiment à un double besoin, celui des élèves et celui des professeurs, et surtout, ceci est capital, s’il a été élaboré par ceux-là même qui s’en serviront, ce lexique de mathématiques devrait avoir toutes les chances d’entrer dans les moeurs. Et puis, imaginons un instant que chaque branche de l’activité humaine se donne aussi son nouveau lexique ; celui-ci, dès lors qu’il se serait d’abord imposé aux gens concernés, finirait fatalement par s’imposer aussi aux autres et donc aussi à ceux qui seront les écrivains de demain.
Mais c’est à ces gens concernés qu’il appartient d’abord de faire le premier pas. Car un auteur n’invente jamais une langue. Un auteur ne peut écrire que dans la langue communément admise autour de lui, parce que son unique but, précisément, est d’être avant tout efficace face à un public. Je veux citer un exemple : l’auteur de la chanson de Roland ne pouvait pas écrire son texte dans le français d’aujourd’hui, puisque à son époque, c’est à dire au XIème siècle, ce français n’existait même pas encore. Un auteur témoigne donc de l’état d’une langue à un moment de l’histoire. Par contre, on peut dire qu’il n’est en rien responsable de l’évolution de celle-ci, car cette évolution est en réalité l’affaire de tous. Dans cet ordre d’idée on peut dire que si la langue de Dante s’est vue consacrée, la responsabilité de cette consécration incombe à tous les italiens et non à Dante lui-même.
Si je voulais aller jusqu’au bout de mon raisonnement, je dirais aussi la chose suivante : l’oralité étant encore une des caractéristiques de notre langue vernaculaire, la publication sous forme de cassettes audio et/ou vidéo est encore ce qui correspond le mieux aux exigences de l’heure. Ceci dit, il va de soi en réalité que le problème de l’écrit entre aussi dans mes préoccupations. Dois-je préciser que tout ce que j’ai publié sur cassettes a d’abord été élaboré par écrit ? II reste que pour régler la question de l’écrit de manière définitive, il conviendrait peut-être de se pencher sérieusement sur les deux points suivants : premièrement, celui de la notation des intonations, ceci sur le plan purement technique, et, deuxièmement, celui de l’analphabétisme ambiant, lequel malheureusement sévit encore au niveau de notre société.
Toujours est-il que je publierais volontiers par écrit si le manque de temps ne m’en empêchait.
Ton travail occupe une place singulière dans la littérature berbère ( !) où l’essentiel de la production consiste en chansons… Comment vois-tu l’avenir de tout cela ?
Je crois que je me suis suffisamment étalé dans ce qui précède sur ce qui pourrait faire la singularité de l’entreprise. Il reste que cette singularité n’est pas si singulière que cela. Il serait peut-être bon de rappeler qu’il y a plus de cent cinquante ans que les japonais ont commencé à songer à sortir de leur coquille pour s’adapter au monde contemporain. Chose qui, au demeurant, ne leur pas fait trop de mal dans l’ensemble, bien au contraire.
Quant à l’avenir de tout cela… seul l’avenir le dira. Car l’avenir ne dépend pas de ce que fait un individu en particulier mais bien de la conjugaison des efforts de tous. Or, il faut bien dire que ces efforts, aujourd’hui, sont pour le moins trop inégaux… Ce qui fait que nous ne sommes pas encore sortis de l’auberge !
II y a dans ce que tu fais une présence de l’émigration, mais, tu ne sembles pas très intégré dans le mot « beur ». Comment te situes-tu ? … (racisme, avenir de l’émigration…)
II y a quarante ans, ainsi que le dit Feraoun, le séjour des émigrés en France pouvait encore apparaître comme une parenthèse dans le cours de la vie des émigrés en question ; parce que l’immense majorité de ceux-ci reprenaient, dès leur retour dans leur pays d’origine, les us et coutumes de celui-ci. Or, il semblerait que ceci ne soit plus du tout vrai aujourd’hui ou il y a 800 000 algériens en France alors qu’ils étaient à peine 200 000 en 1950. Aujourd’hui, les séjours en France sont beaucoup plus longs qu’ils ne l’étaient il y a quarante ans. Une proportion considérable des nôtres se sont installés en France avec femme et enfants. De plus, le développement des moyens de communication fait qu’il s’est établi des liaisons quasi-permanentes entre les communautés émigrées et les terroirs d’origine. Et, qui dit liaisons dit transferts, surtout de biens matériels, en direction de ces terroirs d’origine mais aussi transferts de nouvelles références culturelles liées à l’acquisition et à la consommation de ces biens. Il s’ensuit que la communauté émigrée ne peut plus nous apparaître de nos jours comme un ilôt complètement détaché de la société qui lui a donné naissance. Ce qui serait peut-être plus juste serait d’y voir un prolongement de cette société mais aussi et surtout un prolongement qui replace le centre de gravité de cette société quelque part au beau milieu de la Méditerranée.
Il découlerait de ceci que les problèmes spécifiques de 1’émigration ne sauraient en aucun cas être dissociés du problème général de la confrontation de notre société avec celles qui nous entourent. Et c’est pour cette raison, au fond, que lorsque je mets sn scène des émigrés dans mes compositions, c’est le plus souvent pour traiter de thèmes relevant de préoccupations qui pourraient tout aussi bien être celles ce nos compatriotes demeurés au pays.
Et les « beurs » dans tout cela ?
Les « beurs » sont, à mon avis, la preuve vivante d’une double faillite, faillite de nos cultures traditionnelles face aux nouvelles réalités que nous vivons et, faillite pareillement de la culture officielle prônée par le pouvoir politique algérien face à ces réalités.
Il est, remarquable de voir, à cet égard, que nos « beurs » n’ont pas d’équivalents chez les espagnols ni chez les portugais lesquels sont pourtant deux fois plus nombreux en France que les algériens. On va dire : ‘Oui… Mais… Les espagnols et les portugais sont des européens… Et puis ce sont des chrétiens… etc., etc. » Mais croyez-vous que les français leur fassent des cadeaux pour autant ?… Déjà que ces derniers se font rarement de cadeaux, même entre eux. La réalité est que les enfants d’espagnols ou de portugais s’appliquent à tirer partie au maximum des possibilités que leur offre le pays d’accueil. Et ceci parce qu’ils sont déjà mieux armés que les enfants de nos émigrés. Ensuite, ils demeurent quand ils grandissent presque toujours attachés à la culture de leur pays d’origine. Mais qu’est-ce qui rend cet attachement possible ? C’est bien sûr essentiellement le fait qu’il n’existe aucune contradiction majeure entre cette culture d’une part et l’expérience vécue d’autre part. Ce qui suppose bien sûr encore que la culture des espagnols et des portugais se renouvelle chaque jour en s’alimentant à la source vive de cette expérience vécue.
Or, tel n’est pas le cas chez les algériens, lesquels commencent d’abord par affirmer avec force des principes rigoureux, principes qu’ils s’empressent ensuite de détourner à qui mieux. Car, le plus souvent, il s’avère qu’à l’usage nos valeureux principes sont bien évidemment, impossibles à assumer. A moins de se tenir prudemment à l’écart de tout. Et comment ? En faisant l’autruche. D’où cette cassure très nette qui existe entre nos vieilles références culturelles, si riches et si généreuses, tout au moins à ce nous imaginons, et nos pratiques quotidiennes, lesquelles sont trop souvent des pratiques de chacals. Et cela à tous les niveaux de la société, si bien qu’on pourrait se demander si la tartufferie n’est pas devenue chez nous un art de vivre. Là-dessus, pour compléter l’ensemble, il y a ceux qui poussent des soupirs du style : « Où va la jeunesse d’aujourd’hui ?… » Viennent ensuite ceux qui, pour bien arranger les choses, donnent tête baissée dans 1’arabo-islamisme et puis ceux qui, pour faire pièce à 1’arabo-islamisme, nous déterrent le tifinagh parce que n’ayant rien d’autre sous la main. Ceux-ci d’un côté. De l’autre côté, il y a les « beurs » lesquels évidemment envoient promener tout le monde.
Puisqu’il m’est demandé de me situer, je dirai la chose suivante : certes je fais bien sûr grand cas de toutes les mouvances que j’évoque ici. Néanmoins, ce que j’ai publie doit donner, je crois, clairement à entendre que je ne m’inscris dans aucune d’entre elles. Car, si les premières m’apparaissent comme frappées de stérilité en débouchant sur des impasses, je ne crois pas, non plus, que les « beurs » soient des exemples à suivre. Et ceci pour la simple raison que les « beurs » sont avant tout une population déracinée voire déstabilisée.
Finalement, et ceci résumera peut-être les quelques indications éparses que j’ai données plus haut concernant mes préoccupations, ce que je fais est une chose très simple : je m’efforce de dire dans notre langue maternelle l’essentiel de notre expérience vécue. Et ceci au delà de tous discours doctrinaires d’une manière générale et au-delà du discours doctrinaire de gauche en particulier, lequel, il faut bien le dire, a, à força d’être galvaudé, perdu toute espèce de crédibilité. Ceci dit, j’ai le sentiment, tout de même, que cet effort pourrait encore répondre à deux nécessités d’égale importance. D’une part, le fait de s’exprimer en langue maternelle pourrait à bien des égards répondre à la nécessité dans laquelle nous nous voyons de trouver remède au déracinement qui frappe beaucoup d’entre nous. D’autre part, dire l’essentiel de l’expérience vécue, cela ne revient-il pas en quelque sorte à faire le point sur les réalités dans lesquelles nous vivons ? Et, faire le point de temps en temps, c’est peut-être une chose encore qui pourrait justement nous aider à ne pas être débordés par ces réalités.
Si ce que je dis venait à être vérifié, il y aurait peut-être là l’esquisse de ce qui pourrait être un lien allant d’un extrême à l’autre de notre société ; c’est-à-dire un lien qui permettrait à un grand-père de comprendre son petit-fils « beur » et à celui-ci de comprendre ce grand-père lequel, sinon, est à des années-lumière loin derrière lui.
Mais ne rêvons pas trop… Et puis qu’est-ce qui prouve qu’il n’est pas déjà trop tard ?
Ensuite, les émigrés et le Fascisme. Je ne veux pas m’étaler sur ce sujet parce que ce serait trop long. Je dirai seulement qu’il est trop facile de brandir le spectre du racisme chaque fois qu’un conflit éclate entre des français et des algériens, comme cela se fait souvent. Rappelons-nous les 36 000 marocains résidant en Algérie, qui en 1976 se sont vus intimer l’ordre par les autorités algériennes de quitter le pays sous 48 heures. Et là-dessus on nous chante le grand maghreb arabe sur tous les tons !… Comment admettre que ceux qui ont cautionné une telle décision, ne serait-ce que par leur silence, viennent aujourd’hui nous rebattre les oreilles à propos du racisme auquel seraient en butte les algériens résidant en France ?… Et puis même si le racisme existe en France, et il existe de la même manière qu’il existe dans tous les pays du monde, ce n’est pas, à ma connaissance, un fait institutionnalisé ; c’est un fait de société. Et, l’un dans l’autre, notre société a au moins autant de responsabilité que la société française à cet égard.
Une seule chose encore. Imaginons nos « beurs » débarquant du jour au lendemain en Algérie. Comment seraient-ils reçus ? Je parie qu’ils seraient mis dans des camps de concentration. Donc, avisons-nous d’abord de nous occuper de nos faiblesses et de nos défauts avant de nous occuper de ceux des autres.
Concernant l’avenir de l’émigration algérienne en France, évidemment je ne suis pas devin. Il reste tout de même que si on veut y regarder d’un peu plus près, on constate que le phénomène s’est développé sur la base d’une certaine convergence d’intérêts entre, d’un côté des gens qui avaient besoin de main-d’oeuvre et, de l’autre, des gens qui avaient besoin de vendre leur force de travail. Convergence d’intérêts inégaux sûrement, mais convergence d’intérêts tout de même. Pour ce qui est de l’avenir donc, je ne vois pas comment l’émigration pourrait se maintenir en France sur d’autres bases que celles-ci. Car il apparaît que la tendance chez les émigrés eux- mêmes est bel et bien, me semble-t-il, au maintien du statu quo. Et ceci, en dépit de tous les drames individuels qu’ils connaissent souvent ; je veux dire des drames liés au fait de s’expatrier, à la solitude, à la détresse, etc.
Les pays occidentaux en général, et la France en particulier, connaissent depuis une dizaine d’années une récession économique, et ceci n’est pas du tout une plaisanterie. Il est à parier néanmoins que tous ces pays dépasseront cette crise d’une manière ou d’une autre et ce pour la bonne raison suivante : ils en ont vu d’autres. Au reste, aujourd’hui, c’est ce à quoi ils s’emploient le plus. C’est ainsi que les mots les plus couramment repris en ce moment en France sont ceux de compétitivité, restructuration de l’économie, rénovation de l’appareil productif, rentabilité, etc… La logique qui découle de cette situation voudrait que le critère de rentabilité s’applique aussi à l’endroit des immigrés. Et du fait, c’est ce qui se produit. En dépit des discours et autres manifestations de soutien, lesquels ne servent à rien d’autre en réalité qu’à « noyer le poisson », l’immigration algérienne se voit peu à peu faire l’objet d’un laminage. Mais si la plupart de nos compatriotes, lorsqu’ils se retrouvent au chômage, préfèrent rentrer définitivement, il est encore permis de penser qu’à l’avenir ceux qui resteront en France seront ceux, salariés ou travailleurs indépendants, qui auront su accéder à des situations moins précaires que celles étant en général le lot de la plupart d’entre nous. Mais, combien feront l’effort de chercher à accéder à des situations moins précaires et combien y parviendront ?
Le pays change vite et profondément. Quelle attitude préconises-tu par rapport à l’islam et à l’arabe classique entendu comme langue nationale ? (leur utilisation ou leur rejet…)
La première chose que je dirai ici est que je ne me sens bien évidemment aucune qualité pour préconiser quoi que ce soit. Ce qui ne m’empêche pas, au demeurant, d’avoir mon opinion sur les sujets évoqués ici.
Il y a peut-être un an de cela, quelle n’a pas été ma stupéfaction d’entendre Lakdar Hamina, qu’on interrogeait sur Radio n Tmazight à Paris, dire textuellement ceci : « II y a 20 millions d’habitants en Algérie, ça sont 20 millions de tubes digestifs » !!!… J’en suis encore à me demander ce qu’il voulait dire par là.
Voulait-il dire que les algériens ont mal tourné depuis qu’ils sont indépendants ? Mais alors à qui la faute ? Ceux qui nous gouvernent ont au moins une responsabilité à cet égard. Or, Monsieur Hamina, cinéaste tout ce qu’il y a de plus officiel et ce surcroît haut fonctionnaire algérien, appartient bel et bien à la famille de ceux qui pendant vingt ans ont eu la haute main sur le destin des algériens.
Voulait-il dire que les algériens consomment plus qu’ils ne produisent ? Mais, là encore, l’exemple vient de haut. La politique d’arabisation coûte des milliards d’investissement à l’Algérie et produit des « infirmes mentaux », et ceci est encore une expression de Monsieur Brerhi, notre ministre de l’enseignement supérieur.
A moins que Monsieur Hamina n’ait voulu dire par là que les algériens ne méritent même plus l’air qu’ils respirent, auquel cas la chose est simple, cela voudrait dire que ceux qui nous gouvernent « ne sont pas contents de leur peuple. Ils doivent donc élire un nouveau peuple.
Ce qui précède pourra peut-être sembler une manière d’esquiver la question qui m’est posée, Mais c’est que le spectacle de ces changements rapides et profonds qui interviennent chez nous a souvent de quoi dérouter le plus désabusé des hommes. Et puis, il se pourrait aussi que la démythification conduise au pessimisme…
Je trouve à peine la force de dire qu’il faut quand même oser regarder loin devant soi. Il me semble que le prochain grand rendez-vous de l’Algérie avec l’histoire sera celui de l’après-pétrole. Car, si aujourd’hui encore la rente pétrolière autorise le pouvoir politique algérien à persévérer dans toutes ses fuites en avant ou à se livrer à des contorsions, le jour, lequel n’est peut-être pas si loin, où cette rente viendra à manquer, il lui faudra bien trouver autre chose.
En attendant chacun doit être libre d’agir suivant ce qu’il croit être ses intérêts. Ce qui n’empêche pas qu’on puisse songer sérieusement, et ce dès à présent, à chercher les issues qui nous permettraient d’échapper à l’obligation qui nous est faite d’avoir à choisir entre l’abrutissement par 1’arabe-islamisme ou l’abrutissement par l’alcool.
source : tamazgha.fr

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