Document: Ali Sayad « Langues maternelles, patrimoine immatériel » par " EL-FLAYE – Savoir et Patrimoine"

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Ali-Sayad« Langues maternelles, patrimoine immatériel » est le thème de la conférence donnée  par Ali SAYAD, anthropologue et président de la fondation ASAKA , organisée par  le comité des étudiants de l’université de Béjaia , à la cité universitaire 17 Octobre 1961, le lundi 23 février 2015. Vu l’importance du sujet et la qualité du travail, notre association « EL-FLAYE – Savoir et Patrimoine » publie cette conférence, avec l’aimable autorisation de Ali SAYAD ,  pour qu’elle soit un document à portée de main de toutes les personnes intéressées par le sujet, notamment les étudiants et les chercheurs.

Le bureau de l’association 07/ 04/ 2016

Langues maternelles, patrimoine immatériel

Si on doit traduire en Tamazight le sujet de mon exposé, cela donnerait : tutlayin n tyemmatt, tigemmi awengam. Langues maternelles, « Tutlayin n tyemmatt », est facile à exécuter. On y reviendra. Patrimoine, « tigemmi », quant à lui, il est dans tous les lexiques des néologismes amazighs. Il nous reste maintenant le mot « immatériel » que nous traduisons par « awengam » qui vient du verbe « swangem » qui signifie en tachelhit du Maroc central : « penser », « « raisonner », « réfléchir », « évoquer ». Le même radical √WNGM va se rencontrer  dans la tamzabit où le « G » va se muter en « Ğ » pour dire « conscience », « morale », « lucidité », à travers le substantif « tawenğimt ». Ce radical avec des variations va se retrouver dans √NZGM, qui donnera le verbe kabyle « nnezgem » et le nom verbal « anezgum » pour dire « souci », « ennui », « inquiétude ».

Au mot « tutlayt », pour traduire le côté maternel de la langue, je lui préfère, et pour cause, le mot « awal » qui est le mot libre par excellence parce que doué de sens et entre directement dans la formation de la phrase.

La parole, « awal », est interactive. Elle utilise un mode conversationnel qui exprime l’espacement, la répartition ou une relation réciproque. Le règlement des conflits se négocie en discutant, « ccwal, i t iferrun d awal ». Les hostilités se normalisent par des engagements réciproques. Dans l’esprit, le don, « tarzeft », est volontaire et gratuit. En pratique, il est suivi à plus ou moins long terme d’un contre-don : « tarzeft tessawal i tririt n lxir ». Inconsciemment, il y a une interaction entre celui qui donne, le donateur, et celui qui reçoit, le donataire. « Awal am uretal, tettebεit tririt, tiririt yettebεit wuγal », la parole comme le prêt, attend l’expiation, l’expiation est suivie d’un retour. « Win ur nezmir i lxir, yerr arettal », celui qui ne peut rendre les bienfaits, rembourse au moins ses dettes. Il en est ainsi du débiteur face à son créancier :

« – A baba, γures lkaγed ibeynen iredl-ak ? (Père, l’usurier possède-t-il une obligation de créance ? interroge le fils du débiteur .

– Ala, wer-jjin stenyaγ lkaγed. (Non, je n’ai jamais signé un tel papier, répond le père).

– Ihi yettef-ed inagan ? (Il a peut être pris des gens à témoin ?)

– Ala, yella wayen iγelben aya ! (Non, c’est bien pire.)

– D acut wagi ? ( Quoi donc ?)

–. Γas d takwemt zzayen, ttfeγ deg wawal-iw. Tura γas ad ruheγ, friγ d yiman iw. (Je lui ai donné ma parole. Même si elle me coûtait beaucoup, ma parole je l’aurais tenue. Maintenant, je peux m’en aller tranquillement). »

«Fkiγ-as awal-iw », disait le mourant avant de partir tranquille. Dans une civilisation de l’oral, la parole vaut engagement, même si l’adage latin note expressément « Verba volant, scripta manent », les paroles s’envolent, les écrits restent. Le courageux en paroles l’est aussi en actes : « Awal iw, s yixf iw », je donne ma tête en gage de ma parole.

On disait donc que le don et le contre-don deviennent, dans une interaction, un cycle de défis et de ripostes par-dessus les générations, mais toujours suivi d’un plus additionnel dans la donation qui se mesure au superlatif du code de l’honneur. Comme dans un flash-back, on remonte au point antérieur de la narration pour rompre la continuité chronologique et évoquer un fait passé par rapport à l’action présente.

Awal repose sur des axiomes, vérités indémontrables mais évidentes pour quiconque comprend le sens. C’est le cas des adages, des aphorismes, des apophtegmes, des maximes, des sentences, que l’on assimile au langage naturel. La voix, « imesli », avec ses mots gais, gouailleurs, autoritaires, plus que la langue, exprime des sentiments, des émotions, des sensations, agréables ou désagréables, considérées du point de vue affectif. Parce que langue naturelle et émotionnelle, elle traduit les larmes dans la voix. N’est-ce pas que le poète Jean Amrouche « ne sait pleurer qu’en kabyle », car, « kkes-ed afehli ur nesradem », il n’y a pas de brave qui n’ait versé de larmes.

La langue, « tutlayt », bien plus que ce corps charnu, « iles », en tant qu’organe de la parole, au contraire de « awal », mot correspondant à un sens, est artificielle, symbolique, formelle et formalisée. Elle repose sur des lois, des règles de formation des énoncés. Elle est structurée, elle est le langage, « asiwel », de la logique. Son système d’expression et de communication est commun à un groupe social (communauté linguistique). La langue, « tutlayt » devient le véritable véhicule d’une histoire, d’une culture et d’une tradition. Elle exprime une pensée de façon précise et frappante : « inan m’ur as tebnid s wadda, ur yesεi lemqaεda », le discours construit sans liaison n’a pas d’ adhérence.

Dans un pays comme la France, la langue est à la fois la langue de la maison et celle de l’école. A la maison, elle est le « parler maternel », « awal n yemmatt », premier moyen d’expression acquis pendant la prime éducation » ; à l’école, elle est la langue de scolarisation, « tutlayt n uselmed », moyen par lequel l’enfant se socialise à l’extérieur de l’enceinte familiale. Dans les deux espaces, la langue est perçue « langue première ». Les langues apprises dans le milieu scolaire, après la langue maternelle, sont dites « langues secondes », on parle alors de plurilinguisme. Comme système d’expression potentiel, opposé au discours et à la parole, la langue devient système, code et langage. Ferdinand Saussure distingue à juste titre l’opposition de la parole à la langue.

Ainsi, en France, il y a une langue écrite, académique, officielle, figée, qu’on ne parle pas, et une langue populaire vivante, la seule parlée, qui passe aux yeux des grammairiens pour incorrecte, une langue verte. Il en est de même dans notre pays où il existe une langue arabe, officielle, religieuse, classique, littéraire, limitée à l’enceinte scolaire, au milieu cultuel des dévots, et de la justice avec ses tribunaux, non pratiquée en dehors de ces instances, malgré le soutien idéologique qu’elle reçoit, opposée à deux langues populaires, le tamγarbit et le tamaziγt, avec leurs variantes régionales, langues de la mère, de la vie, de la rue et de l’échange culturel.

« Awal », support maternel, est propre à la mère, considérée tant du point de vue physiologique que psychologique et émotionnel. Par sa prédestination anatomique et physiologique, la femme assure des fonctions reproductrices. Mère, elle exerce une fonction nourricière et maternelle : elle allaite, nourrit, élève et éduque ses enfants.

Déjà dans son ventre, pendant que le fœtus se développe et grandit, jusqu’à son expulsion hors de l’utérus, la future maman parle à son enfant, lui chante, l’habitue au chant profond de l’acewwiq. Seule la mère connaît le sentiment maternel, elle l’éprouve dans les douleurs et les joies de la maternité. Elle nourrit au sein son enfant d’un lait nutritif et protecteur. Jusqu’au sevrage, souvent retardé à même l’âge de deux ans, le bébé suce avec délectation le sein de sa mère, « itetted idmaren g yemma-s ». De la montée de lait après la parturition, la philosophe Elisabeth Badinter s’interroge : « Si on arrête la montée de lait que devient l’amour maternel ? ». C’est dans ces moments privilégiés que le petit homme nourrit son « Moi » émotionnel, enrichi et conforté par ces moments privilégiés.

C’est dans les glandes mammaires que l’enfant tire ses premiers mots, « seg wjeγdan g-yemma-s id ijebbed imeslayen imezwura ». Après l’areu, le premier mot sera « mamma ». Le nom de « Yemma », terme affectueux par lequel les enfants, avec son diminutif « yé »,  même devenus adultes, sera invoqué à chaque moment émotionnel, à l’heure du danger, à chaque accident, heureux ou malheureux, de la vie.

Ouardia n Lamara, sœur  de Slimane Azem, elle aussi poétesse, conçoit une fusion entre la famille et l’existence, fusion qui ne se scinde pas. Si bien que, quand ses frères embarquaient avec femmes, enfants et bagages, emmenant dans leur exil le père et la mère, Ouardia, cadette de la fratrie, s’est sentie orpheline en voyant les éléments constitutifs de sa famille se désagréger, se décomposer.  L’empire de Lamara Azem, le patriarche, qui était un tout, se trouve disloqué, désarticulé, éparpillé par le sort. Ouardia n Lamara est toute désemparée depuis qu’elle a vu sa famille partir. Que dire ? Que faire ? Mais, écoutons sa complainte adressée à la mère-refuge, à la mère-consolation :

A yemma a wer nehdir          Mère, heureux l’absent

Mi walaγ lbabur yerhel      Qui n’a pas vu le navire partir

Irhel s watmaten iw          Il partit emportant mes frères

Lmerjan di lemkwahel          Corail serti dans les fusils

Ğğan iyi ur gganeγ udan          Je ne dors plus mes nuits

Deg-gw ass ur xedmeγ lecγwal      Ni ne me consacre à mon travail.

Tous les poètes ont chanté la mère car elle symbolise, avant tout, l’amour et la tendresse. De l’orphelin, on dira : « win umi kkseγ baba-s ur as xdimeγ ara, ma d win umi kkseγ yemma-s ur as ğğiγ ara », celui à qui j’ai supprimé le père, je ne l’ai pas atteint ; celui à qui j’ai ôté la mère, il a tout perdu. Le père, regardé au-dessus du niveau commun, appartenant à un ordre supérieur, et donc ferme, rigide, cassant, se distingue : « ad irez wal’ad iknu », rompre que plier. Il est comparé au sommet du Tamgout qui ne s’incline pas devant la petite colline de Tizi-Hibel et par dérision, on dit « ur tkenn’ara Temgut zdat Tizi-Hibel ». La mère, au contraire, imprégnée d’amour maternel est comparée au rameau flexible, docile et sensible, qui fléchit de tendresse pour protéger sa couvée : « tkennu tsetta γef wayen turew », le rameau ploie sous les fruits qu’il porte. L’orphelin de tout à l’heure va placer sa mère au-dessus de tout : « Mi d yemma temmut, a wer d-yeqqim yisem n tmettut », Maintenant que ma maman est morte, que disparaisse la dénomination même de femme.

Figures de relais du récit généalogique, des générations surgissent à chaque époque et à chaque impasse pour évoquer la Voix, celle du refuge utérin articulant par là-même l’être-présent avec l’être passé. Que seraient la poésie, le conte, les proverbes, que serait tout simplement la parole, sans la toute puissance de la femme, figure maternelle ? Mère sainte, mère courage, mère tendre, mère adorée, courageuse ou soumise, figure unique de la féminité. Taqbaylit est un concept qui symbolise à la fois les valeurs, la « kabylité », et la femme, génitrice, génératrice d’hommes, et porteuse de la « kabylité ». Malgré le temps écoulé dans la vie d’un être, qu’importe sa condition sociale, à toutes les époques, dans tous les pays, l’appel à la mère s’invoque, comme dans une prière, pour conjurer le sort, s’évoque comme on évoque les âmes des morts :

A yemma urgaγ targit        Mère j’ai rêvé d’un rêve,

Hkiγţ i ttaleb yeţţru            Dit au sage, il en pleura.

A yemma εuddeγ d lmut,        Mère, j’ai cru que la mort

I-d yussan ad aγ tebdu        Venait encore nous séparer

Ziγ a yemma d lmehna        Mère, c’est une autre épreuve

Ig yuran deg yixf inu.        Qui s’ajoute à mon affliction.

Impossible de nier l’ascendance de la mère, même quand elle est loin de nous. Et par là, plus obsédante encore, elle devient un lien qui rattache l’enfant de façon réelle ou symbolique. Le cordon ombilical n’est jamais coupé. Image du passé, image du présent, la mère inspire, s’évoque et s’invoque. Elle plonge dans la généalogie de la mémoire. Elle est dépositaire de tout un héritage de mots, de paroles, de poésies, de contes qu’elle inocule par la succion de son sein à ses maternités successives. L’histoire algérienne n’est pas avare de femmes prépondérantes, de mères indomptables. La reine Dihya, connue sous l’attribut de Kahina, Prophétesse, victime immolée, ira dans son dévouement jusqu’au volontaire holocauste pour sauver ses deux fils, pour la pérennité de la généalogie et de son message patriotique aux générations à venir. Sacrifice des sacrifices, sa tête sera offerte en trophée au khalife de Damas.

Les contes et légendes de chez-nous pullulent d’anecdotes relatives à l’amour maternel. Nous connaissons tous la légende de ce fils qui, sur la demande de son épouse, a égorgé sa mère. Elle refusait tout commerce avec sa belle-mère, « tamγart-is », et avec lui, tant qu’il ne l’eut tuée et qu’elle n’eut mangé son foie. Ils n’avaient pas d’enfants, mais lui dit-elle. « –tasa g yemma-k teţţuceker iyi aţ-ţeččeγ d asfel, akken ad yaεmer wexxam ik,», le foie de ta mère m’est recommandé remède pour que ta maison s’emplisse. Tous les soirs, quand ils se retiraient dans la soupente, « takana », où ils dormaient, l’épouse ne cessait de lui ressasser : «  Neţţat neγ nekkini ! », elle ou moi ! » L’amour pourtant vient, selon la conception amazighe, de deux organes différents, le foie pour les sentiments maternels et émotionnels, et le cœur pour les sentiments amoureux. Mais que faire ? L’enfant, devenu grand, a choisi l’amour d’une femme à celui d’une mère. Sa femme est seule capable d’assurer sa descendance, « m’ulac ad inger », sinon il restera sans postérité. Cette nuit-là, elle lui céda, sous promesse de lui ramener le foie de sa mère. Il lui céda. Très tôt le lendemain, il réveilla sa mère pour aller dans la forêt pour, lui dit-il, couper et ramener du bois. Il l’entraîna dans la forêt profonde, l’égorgea, lui retira son foie qu’il mit dans le capuchon de son burnous et laissa là son corps sans sépulture, et retourna à la maison. A l’orée du bois, des coupeurs de routes, « iqetaεen », l’arrêtèrent pour le détrousser et le tuer. Le foie de la mère dans le capuchon de son fils intervint et parla ainsi : « Urwet ur di yurew, ay lxeyyan ur di tneqqet », je l’ai enfanté, il est mon fils, de grâce brigands, ne me le tuez pas.

Chérif Kheddam, dont on vient de commémorer à Alger, Tizi-Ouzou et Bougie, le troisième anniversaire de sa disparition, va quitter son village de Bou-Messaoud pour aller à Boujlil. Il avait huit ans à cette époque. La veille de son départ, il regardait sa mère. Il m’évoquait le souvenir de sa mère dans des mots poignants. Laissons-le l’invoquer dans un entretien particulier :

« Elle était triste et semblait porter un fardeau sur ses épaules. Une dernière flammèche éclairait le visage décharné de ma mère, lui donnant un faible éclat doré. Elle était très belle dans sa tristesse, sa fragilité et son courage. Je la regardai et, fermant les yeux, je m’imprégnai de cette image, je la gravai dans mon esprit. Ce n’est qu’une simple saveur, mais il est des saveurs spéciales qui ne ressemblent à aucune autre, qui restent longtemps dans la bouche. J’étais sensible aux couleurs, aux courbes, aux formes, aux contrastes. Tout cela bougeait au fond de moi, d’abord lentement, tournant comme une vrille, puis en tourbillonnant. Ce fut comme un éblouissement, un tourbillon vertigineux. Cette lumière intense et vibrante me tournait dans la tête à me rendre fou. J’ouvris les yeux, effrayé. J’étais en sueur, les mains moites, épuisé. »

On peut sublimer l’angoisse par un surplus de qualité et d’intensité de la vie. Les contes et légendes apprennent à vivre avec la mort, apprennent à vivre avec la faim. Les jours obscurs s’ajoutent aux longues nuits d’hivers. Toute la maisonnée est réunie, on se dit des contes pour apaiser la faim qui attise :

Cfiγ yibbwas di ccetwa :        Je me remémore ce jour d’hiver :

Nella nezzi-d i lkanun.        On faisait cercle autour du feu.

Neţţawi-d timucuha,            On se disait des histoires,

Akken laż medden a teţţun ;    Pour frapper d’amnésie la faim ;

Nessa-d agertil γer lqaεa        Sur une natte étendue au sol

Udan ugin ad kfun.            Les nuits sans fin se suivaient.

Dans une Algérie rationnée durant la Deuxième Guerre mondiale, les Indigènes – c’est le nom donné aux Algériens, sujets et non citoyens français – sont sans ressource. La Kabylie produit des figues, des olives et… des Kabyles. Le colonisateur a la mainmise sur les trois denrées. Les deux premières, pour nourrir l’ex-métropole, les hommes sont envoyés sur le front comme chair à canons. Les « ikufan » sont vides de leur contenu, les villages vidés de leurs hommes valides pour assurer le travail des champs et rentrer les récoltes. Chérif Kheddam, enfant, se souvient de son jeune frère Salah, maintenant décédé, blotti dans le giron de sa mère. Elle lui donne un sein tari pour le calmer. Dans une complainte à la fois tragique et pieuse, la mère en larmes, dans une action de grâce, implore le secours de Dieu Suprême et Unique :

Achal d abrid ay sliγ        Que de fois ai-je entendu

I yemma tenna-d annaγ :        Ma mère implorer :

« A mmi ur tesεid ay ččiγ        « Je n’ai rien avalé mon enfant

Deg yedmaren a k t-id fkeγ ;    Et mon sein est vide et sec;

Ula d akwerf’ ur terwiγ,        Le résidu de mouture introuvable,

Amek ara k-id smeγreγ ? »        Comment te faire croître? »

Sliγ i yemma tenna            J’ai encore entendu ma mère dire :

« A mmi ifadden kkawen !        « Mes forces sont épuisées ! 

Mačči s weclim d ukwerfa,    Avec le déchet de mouture,

I s i gemmen yergazen.        Ne peuvent grandir les hommes

Ulac di terbuyt tekfa :        Le plat est vide et dégarni :

Ad nεanni ad nraju yiwen. »    De toi l’Unique j’attends le secours

  Quand on est frappé d’impuissance, pour venir à l’aide de son enfant, épuisé, anémié, il reste l’expression, le mot adressé à Dieu, ce recours qui révèle le trouble, qui ne sépare pas du réel, et l’émotion, où on n’a plus la force de supporter l’insupportable « A Rebbi, dawi neγ awi », Seigneur, guérit ou soustrait. Le mot, « awal », la parole, « ameslay » , suspect, effrayant, inquiétant, angoissant, douloureux, est sorti. « Tenna-d awal », elle a dit l’excès, l’incongruité, l’énormité, le mot qu’il ne faut pas dire. D’un fils qui manque de respect pour son père, l’opinion relève l’outrance de langage, comme on blâme une naissance coupable : « yurew-ed awal i baba-s », il a enfanté d’un mot à son père, il lui a manqué gravement en paroles. Comme « kul awal s lmeεna-s », chaque parole a son sens, nos péchés se révèlent souvent moins troubles que nos bonnes actions. Ceci nous ramène comme dans le flash-back dont on parlait tout à l’heure, à « awal, puisque « yal awal s lmeεna », pour évoquer ce mot dans ses différentes situations.

  « Awal »  est commun à tous les parlers amazighs. C’est d’abord un mot oral qui évoque un bruit, un bruit de voix, un brouhaha, un chuchotement, un cri, un gémissement, un hurlement, un murmure, une rumeur, un vagissement. Il vient de la racine √WL faire des youyous, « ilewliwen », pour appeler à la joie, pour donner du courage aux combattants dans la guerre. Accompagné du préfixe « S », il forme le verbe « siwel » qui signifie « annoncer », « appeler », « dire », « exprimer », « parler », « retentir », de vive voix, par l’organe de la parole.

♦ La parole est opposée à l’écrit, elle s’énonce : *« Yella deg wawal », c’est dans les dits, c’est comme cela se dit. ♦ Aussi faut-il qu’ils soient de bons mots qui incitent, ou de mauvais exemples à éviter. Les modèles sont aussi dans les personnes dont les actes sont dignes d’être imités. A.Camus disait : « Les hommes tiennent à se proposer des exemples et des modèles qu’ils appellent héros ». Hommes et actions se résument en une courte expression * « Γef-fawal, par exemple. ♦ Ainsi, un travail bien fait est un travail dont on causera : * D ccγwel d awal, c’est un travail dont on reparlera. ♦ .* Awal d aciri mačči d asmiri », la parole est une évocation et non une effusion.♦ Celui qui fait la sourde oreille, n’est pas innocenté : * « Yettes γef wawal », il dort sur la parole. ♦ Mais restons prudents, car mot rime avec maux : * Awal kra akka yella deg-g wul ik, tmelket, m’ id yeffeγ imelk-ik, le mot tant qu’il est dans ton cœur, tu es son maître, mais dès qu’il sort, il devient ton maître. ♦ Il existe des frontières territoriales, linguistiques et dans l’art et la manière de parler. Seules les frontières du savoir peuvent être reculées : »Akal s tlisa, awal s lekyasa, tamusni ur ţeqdεant wallen », le domaine a besoin de borne, la parole a besoin de civilité, le savoir est sans limites.

♦ Il faut capitaliser les mots, les utiliser à bon escient, sans bafouiller ni bégayer des excuses : * Iεerq-iyi wawal, je me suis trompé ; j’ai oublié ce que je voulais dire. ♦ Les mots exigent souplesse et rigueur : *Awal d’aciri ilaq as ariri, la parole est une répartie qui attend une riposte. ♦ Sinon, l’opinion qui n’est jamais neutre fera de vous une risée : * Ak-k awin d awal, on vous collera des mots de plaisanterie. ♦ Alors, il faut viser juste et atteindre le but recherché, car l’effet du projectile sur l’impact doit laisser des traces : * Awal ilaq ad yawed bab is, am tersast nnican, un mot doit atteindre son destinataire comme la balle sa cible. ♦ Mais le mot doit trouver un antagoniste valable, une stimulation, le coup de fouet qui motive et ne brise bas la parole : * Yerza awal-iw, il est passé outre ma parole donnée. * Yunef i wawal-iw, il n’a pas tenu compte de mon avis. ♦ Mais de celui qui se rétracte, revient de ce qu’il a dit ou fait, qui se désavoue, il est celui qui renie son engagement : * Yeţţuγal deg-gw awal, il ne tient pas sa parole. * Yukr-iyi deg-gw awal, il a trahi sa parole ; il est revenu sur ce qu’il avait dit. ♦ Celui qui interprète à son avantage le sens des mots, les modifie ou le transforme, on dit. * Iberren awal, il tourne le sens. , il ressasse toujours la même chose. ♦ Quand on tourne autour du pot, parce qu’on est embarrassé, on dit un mot pour un autre, alors celui-là, * Itenned deg-gw awal, il s’empêtre autour du mot, dans les explications ou dans le dogme. ♦La redondance est proscrite, le mot doit marquer par sa précision, sa concision : * Awal ma yegwzel, yercem, ma γezzif d ilem, si la parole est courte, elle amorce, si elle est longue elle devient vide, dit-on pour résumer en un mot, une seule expression, une phrase. Celui qui ressasse, remâche, rumine des regrets ou des souvenirs de façon lassante, ont dit de lui * Yiwen wawal i-g ssen, il ne connaît qu’un refrain. ♦ Aussi faut-il l’inviter à changer de conversation : * Beddel awal !, parlons d’autre chose !

♦ La politesse entre gens de bonne éducation exige des formules de civilité. Pour s’excuser d’avoir interrompu, on dit * Kemmel awal ik, d ameqqwran !, continue ce que tu disais, ta parole est importante. * Kessγ-ak awal rriγ-ak tament, je te coupe la parole, je te la renvoie en miel (politesse pour interrompre le discours de quelqu’un.* Ulamma awal ik aεziz, bien que ta parole soit estimable (manière de s’excuser pour suspendre le dire de quelqu’un). ♦ Quand on arrive après la fête ou après le discours, on se montre discret, on se tient réservé, on se dérobe peut-être : *Win ifut lqut, yin as : ččiγ ; win ifut wawal yin as : sliγ, quand la table est desservie, on dit qu’on a mangé ; quand le discours est terminé, on dit qu’on a entendu.

♦ Tout être est fragile dans son intimité et on évite les mésalliances, car : * Yir ljerh iteqqed, ihellu, yir (a)wal yeqqaz, irennu, une méchante blessure se cautérise et guérit ; une méchante parole creuse et s’approfondit. ♦ Aussi est-il bon d’avoir * « awal azidan », mot doux, ♦ auquel on oppose « awal qerhen », le mot qui blesse, ou, mieux encore « awal ineqqen », le mot qui tue. ♦ Pour dire que l’habit ne fait pas le moine, « tirugza », la virilité ou le pouvoir n’est pas dans l’apparence des choses, mais dans la substance, dans l’esprit, dans le contenu * Argaz yeţwaqal deg wawal, mačči deg wserwal, l’homme se reconnaît dans ses propos, non à son pantalon,

♦ Le diminutif de awal, c’est tawalt  qui signifie la petite parole par laquelle on répudie, on critique. * Ssusem neγ am d-dinniγ tawalt nni, tais-toi sinon je prononce la petite parole (de répudiation). At tawalt, sont les faiseurs d’histoires, de critiques. Ainsi d’un village de Haute Kabylie, chez les At-Mangellat où les habitants trouvent défaut à tout et en font des critiques : * At Tewrirt, d’at tawalt, ţţafen lεib i tmellalt, les gens de Taourirt trouvent des défauts même sur un œuf.

Ainsi, plus que l’écrit, les mots ont une puissance magique. Ils ont leur arrogance et leur déférence pour l’âge et la qualité des personnes. Ils sont porteurs de tendresse et de maternité, d’attachement et de fraternité, d’émotion et de trouble, d’amour et d’amitié, mais aussi de haine, de répulsion, et d’antagonisme. Les mots détiennent cette possibilité de se ressourcer chez les plus anciens en âge et en savoir. Ils gardent cette force pour troubler les scélérats de la politique et de la magouille, divulguer haut et fort les chaudes vérités.

Les mots, c’est aussi dire, débiter à la légère, ou de mauvaise foi, des choses blâmables ou pernicieuses, ridicules ou absurdes. C’est, à ce titre, raconter des bobards. On va dire : « Qu’est-ce que tu me racontes-là ? » ou « Que tu me chantes-là ? ». Les mots c’est, enfin, se dire sans mentir, loin de la jactance fruste et banale. Se dire, mis à la forme pronominale, c’est mettre son âme à nu en faisant le récit de sa propre vie.

Nos ancêtres n’ont pas eu le temps de graver sur la pierre, d’écrire sur un parchemin. Ils doivent au quotidien répondre aux agressions, intérieures ou extérieures, aux précarités et à l’adversité de la vie. Les conquêtes se succédant aux conquêtes, les conquérants, en se brisant contre les montagnes de l’Atlas, ont eu le temps de graver sur la pierre, d’imprimer chacun des pages d’une écriture secrète sur des rouleaux de parchemin qu’ils prenaient grand soin d’emporter en partant.

Nos ancêtres, à part des inscriptions magico-religieuses gravées sur des stèles ou de courts messages laissés sur des parois rocheuses, difficilement déchiffrables quand il faut épeler chaque consonne pour les lire, n’ont pas produit de textes littéraires dans leur écriture, lui préférant la production d’une littérature orale en prose ou en vers, exprimée dans une langue différente de celle pratiquée au quotidien.

L’exclusive oralité est destinée à la transmission, c’est-à-dire pour être écoutée, entendue et retenue. Elle nécessite une véritable architecture de la narration, des codes rythmiques qui la ponctue et la scande, des règles de récurrence et concordance, des places affectées aux outils rhétoriques. La littérature reste une littérature d’expression destinée à l’entre soi, limitée au cercle de l’interconnaissance pour des raisons de sécurité et d’indépendance, même si pour cela, il faut sacrifier la richesse des cités, des plaines et des vallées pour se réfugier dans les montagnes dénudées ou le désert.

Le poète, l’orateur ou le conteur, intellectuels de l’oralité, privilégient la libre expression, faite d’audace et de permissivité, dans une syntaxe particulière et osée, de mots recherchés, souvent rares, mêmes archaïques, et fréquemment empruntés à d’autres langues, mais soumis aux règles syntaxiques de la langue amazighe. N’est-ce pas là le dynamisme d’une langue.

Lounis Aït Menguellat exprime l’historicité des souvenirs dans la trace inoxydable du poème qu’il va interroger, comme dans une valeur-refuge. Il ouvre la porte de la mémoire encombrée de repères inutiles, y entre presque par effraction, quand il chante :

Xedmeγ lehsab ur cfiγ         J’ai essayé de me souvenir

Akken ad-d mektiγ            Pour me rappeler

Temzi-w tεadd’ am adu    Ma jeunesse promptement passée

Sked anida ur lh            J’ai traversé bien des lieux

Ass-a dayen aεyiγ            Aujourd’hui me voilà épuisé

Mačči d yiwet ad as necfu        Ma mémoire ne peut les retenir

Ma yεarq iyi wans’ id kkiγ    Si je n’ai plus de repères

D zzher ay sεiγ            J’ai la bonne fortune

Yella later d asefru.        De trouver trace dans le poème.

La diversité culturelle gagne le monde

La Conférence générale de l’UNESCO a adopté, le 17 octobre 2003, la Convention pour la sauvegarde, le respect du patrimoine culturel immatériel (PCI) des communautés, des groupes et des individus concernés, ainsi que la sensibilisation de son importance pour une appréciation mutuelle tant localement que sur le territoire national ou au niveau international de cet héritage (art. 1er a et b).

L’Organisation internationale définit le patrimoine culturel immatériel comme l’ensemble des « pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire », auxquels sont associés « les instruments, objets, artefacts et espaces culturels » (art.2, § 1) que des communautés, groupes et individus « reconnaissent » comme leur héritage culturel, perpétué et régénéré en permanence d’une génération à l’autre, leur procurant ainsi un « sentiment d’identité » et de « continuité » en vue d’un « développement durable » (art. 2, § 1). Cette transmission du savoir a une valeur sociale et économique pertinente pour les groupes minoritaires comme pour les groupes sociaux majoritaires à l’intérieur d’un Etat, et est tout aussi importante pour les pays émergeants que pour les pays développés.

Ainsi donc, le patrimoine culturel ne s’arrête pas seulement aux monuments et aux collections d’objets. Il comprend également les traditions ou les expressions vivantes héritées de nos ancêtres et transmises à nos descendants. Le patrimoine culturel immatériel se manifeste entre autres à travers cinq axes principaux (art. 2, § 2) :

– les traditions et expressions orales, y compris la langue comme vecteur de cet héritage ;

– les arts du spectacle ;

– les pratiques sociales, rituels et événements festifs ;

– les connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers ;

– les savoir-faire liés à l’artisanat traditionnel ;

domaines par lesquels les communautés, en charge de leur environnement, de leur relation avec la nature et de leur histoire, contribuent à « promouvoir le respect » de la « diversité culturelle » et la « créativité humaine » (art. 2, § 1).

Par sauvegarde, l’Organisation international entend l’ensemble des mesures qui rendent viable le patrimoine culturel immatériel dont : « l’identification, la documentation, la recherche, la préservation, la protection, la promotion, la mise en valeur, la transmission, aussi bien par l’éducation formelle que non formelle, ainsi que la revitalisation des différents aspects de ce patrimoine » (art. 2, § 2).

Les soutiens à la culture acquièrent donc par cette convention, dite de la « diversité culturelle», une protection internationale et entrait en vigueur le 18 mars 2007, malgré l’opposition affirmée des Etats-Unis. Jamais une convention culturelle n’est confirmée aussi rapidement. Alors que trente ratifications étaient nécessaires, elle en obtenait cinquante-deux, dont celle du Brésil, de la Chine, de l’Afrique du Sud et de l’Union européenne. C’en est une «première» du genre. Son vrai nom est «Convention sur la protection et la promotion des expressions culturelles», formulation longuement discutée, l’usage du pluriel visant à afficher le pluralisme, la variété, la différence et l’esprit d’échanges inhérents à la culture.

La convention réserve le droit aux Etats à «protéger et promouvoir» les pratiques et services culturels par une «multiplicité de moyens». Ces recommandations sont attaquées par les Américains comme dénaturant la concurrence et le libre accès de leur industrie du cinéma et des loisirs. Mais, pour la convention, un musée ou un théâtre ne sont pas des magasins. «Porteurs d’identité et de sens», les biens culturels ne sont pas des marchandises comme les autres et ne devraient pas tomber sous la coupe de l’OMC.

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