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  1. Pourquoi faut-il sauvegarder la maison des Amrouche ?
    Par : Tarik Djerroud
    Cette maison est aussi un monument culturel qui demeure habité par les âmes des siens qui attendent, patiemment, une évocation pleine de reconnaissance et un regard empreint d’affection.
    L’Algérie réelle est le ciment de l’Algérie éternelle ; ses racines sont fortement ancrées dans son histoire ancienne, tumultueuse et, par-dessus tout, riche. Depuis des décennies, notre pays traverse une crise presque existentielle dont les symptômes se manifestent, à divers degrés, dans les domaines économique, politique, identitaire, culturel, spirituel et moral. Ce postulat établi, une question lancinante domine les débats : comment s’en sortir et dans quelle Algérie voulons-nous vivre ?
    De nombreux peuples ont déjà été, dans un passé plus ou moins récent, confrontés à cet écueil. Par un zeste de patriotisme et d’un travail objectif sur soi, c’est-à-dire le tissu social, des réponses bourgeonnaient telles des nénuphars dans une prairie. C’est que la solution est à l’intérieur. L’Algérie est la solution de l’Algérie ; par ses richesses naturelles, par sa diversité culturelle, par la compétence de ses hommes. Et, ma foi, notre pays ne manque ni d’hommes et encore moins de compétences. Jugurtha a défié les Romains et, dans la cité divine, Saint-Augustin a porté haut la spiritualité. Ben M’hidi, Krim et consorts ont tenu la dragée haute à la quatrième puissance mondiale. Tout récemment, les Verts ont fait agenouiller l’ex-RFA dans un mémorable match de football. Sans oublier que de nos jours, le professeur Noureddine Mellikechi fait partie du groupe du projet Curiosity en charge d’inspecter les secrets de la planète Mars. Quelle ribambelle !
    Pourtant, la liste n’est pas exhaustive. Et surtout, nombre de personnes, qui avaient porté l’Algérie dans le cœur, demeurent sinon bannies, du moins oubliées par l’Algérie officielle, oubliées dans les programmes scolaires au nom d’un nationalisme frelaté. À ce propos, autant l’avouer d’emblée, la famille Amrouche figure en tête de gondole au hit-parade des victimes de l’ostracisme. Bref, il y a là une saga familiale déchirante d’émotion mais porteuse d’une sève gorgée d’admiration. Les Amrouche constituent une branche dont le destin est singulier et, cependant, intimement lié à l’histoire contemporaine de l’Algérie.
    Née dans l’opprobre, Fadhma Ath Mansour avait longtemps traîné ses guêtres originales et décharnées au-dessus de ses forces. Inconnue ou refusant de la reconnaître, la petite fille avait ainsi vécu sans affection paternelle, passant une enfance difficile, allant de couvent en couvent, des Ath Yenni aux confins d’Ighil-Ali. Là, un certain Belkacem Amrouche l’avait épousée. Malgré l’errance et des quintaux de souffrance, elle avait continué à butiner insatiablement, et goulûment, dans la riche tradition kabyle. Un tel nectar a été naturellement transmis à une nombreuse progéniture attachante, passionnée et ouverte sur un monde ingrat et douloureusement changeant. Au milieu de la fratrie, brillaient deux étoiles incandescentes : Jean El-Mouhoub et Marguerite Taos.
    L’oralité et l’écriture étaient leurs deux outils de transmission des connaissances, mémoire et convictions. Inaugurant un nouveau cycle du roman algérien par sa plume féminine, Taos avait balisé le chemin par une expression littéraire à voix multiples. Par une brochette de romans inspirés (Jacinthe noire, Rue des tambourins, l’Amant imaginaire, Solitude ma mère) et un recueil de contes et poèmes : le Grain magique, Taos avait révélé son talent de conteuse et une tendance à témoigner sur une époque et sur la condition féminine. Sur scène, sa voix envoûtante avait porté haut la culture de son pays et le combat de ses congénères. Par ailleurs, dès 1966, elle était l’éminence grise de l’Académie berbère.
    Quant à El-Mouhoub, journaliste, poète, homme de radio et de lettres, il fut également un être surdoué et un esprit à l’engagement sincère. Après les Chants berbères de Kabylie, ayant reflété la dimension universelle de la culture locale, il avait rédigé tout de go son magistral : Éternel Jugurtha, introduction au génie africain. C’était, grosso modo, un texte philosophique et humaniste s’inscrivant aux antipodes d’un certain Discours de Dakar d’un Sarkozy insultant l’Afrique ; peuple et Histoire.
    Cependant, la grandeur de cette famille racée s’était illustrée dans les prises de position solennelles en faveur de la liberté du peuple algérien à un moment crucial, au moment où d’autres esprits avaient choisi la gloriole et la réussite personnelle, qui s’offraient dans cette France des Trente Glorieuses. “Pacifiste, il dénonça avec vigueur et inlassablement la féroce répression qui décimait son pays”, dixit Krim Belkacem. Par cette sacrée conviction, Jean avait été l’homme orchestre des accords d’Évian, ayant conduit à l’autodétermination du peuple algérien. Il avait ainsi tourné le dos à ceux qui avaient “jeté les Algériens hors de toute patrie humaine” pour trouver refuge à Radio Genève. Plus loin, dans ce même poème (le Combat algérien, 1958), il avait martelé : “Ici et maintenant/Nous voulons/Libres à jamais sous le soleil dans le vent/La pluie ou la neige/Notre patrie : l’Algérie.”
    Hélas, les manuels scolaires ne nous disent rien de ce patriote ! Pourtant, rien n’est plus difficile que d’enterrer une vérité à tout jamais ! Bien après la disparition d’El-Mouhoub, Ferhat Abbas témoignait pour l’auteur de Étoile secrète, Cendres et un Algérien s’adresse aux Français avec ces mots : “Nous, qui croyons en Dieu, nous pensons que notre ami est toujours parmi nous : c’est pourquoi nous sommes sûrs qu’il n’y a qu’une seule manière d’honorer sa mémoire : rester fidèle à son idéal de paix et de fraternité humaine et agir pour que prospère, dans les meilleures conditions, une Algérie réconciliée avec elle-même.” Aujourd’hui, nous voici donc, à découvrir et à redécouvrir la vraie famille Amrouche telle qu’elle est ; une fierté algérienne !
    Par son caractère populiste, jetant l’anathème sur les hommes et les femmes ayant fait fi de la pensée unique, l’État algérien, arrogant dépositaire de l’histoire officielle, a mis le couvercle sur des noms, des lieux et des évènements influents. Toute honte bue, le fleuve a été détourné. Mais, pas pour longtemps. Il y a des méandres impossibles à traverser, trop étroits, comme il y a des mensonges indigestes, aigres, impossibles à avaler.
    Ceci dit, Dieu dans Son immense générosité a gratifié notre terre de joyaux naturels extravagants. Aussi, la main de l’homme en a pétri des “créations à résonance humaine et de civilisation”. Par-ci, le tombeau de la Chrétienne. Par-là, le mausolée de Medghacen. Par-là, La Casbah ; ses jardins, ses parfums et ses couleurs. Ailleurs, des villages ; leur beauté et leurs traditions… Et la liste n’est pas exhaustive. Mais, il y a un constat qui donne la frousse, l’ulcère et de violentes nausées : tous nos vestiges tombent en décrépitude. Un par un.
    Voilà donc une sous-culture destructrice qui nous poursuit jusque dans nos souvenirs personnels ; archives en papier et photos. Cette hémorragie ampute tout lien de construction ; en concassant le réel, l’authentique, c’est bien la légende et la manipulation qui feront école et seront des repères incontournables pour des âmes perdues ! En Algérie, que reste-t-il de l’artisanat et des arts traditionnels ? Peinture, poterie, tatouages ? Que reste-t-il des maisons d’Abane et de Didouche ? Quel est l’état de santé de nos Oasis ? Que reste-t-il des ruines de la Kalaâ des Beni-Hammad, d’Achir et de Tahert ? N’est-ce pas vrai que de nombreux monuments dédiés aux martyrs sont souillés sans que cela n’émeuve personne ?! Jusqu’à quand laisse-t-on faire, en toute impunité, les prédateurs des vieilles monnaies et autres pièces archéologiques ?
    Un insupportable spectacle de laisser-aller meuble et gangrène le paysage. Et le patrimoine, matériel et immatériel, est déclassé par la grâce d’une amnésie scélérate. Ce slalom vertigineux laisse pantois et déroge grandement à la construction paisible d’une nation souveraine et prospère. Les lieux d’histoire qui parsèment les quatre coins de notre pays représentent un véritable musée à ciel ouvert, implanté au milieu d’une nature luxuriante. L’Unesco, dont les efforts pour la préservation du patrimoine sont très louables, mérite bien un encouragement attentif, franc, ici et maintenant. La culture, les vestiges, l’histoire et le patrimoine sont autant de vocables synonymes d’un même projet : réconcilier les Algériens avec eux-mêmes, seul remède contre la violence et la décadence.
    Comment parler de notre histoire si nos vestiges sont mis quelques pieds sous terre ? Questions pour deux dinars : que serait Paris sans le château de Versailles et la Tour Eiffel ? Que serait la Chine sans sa muraille ? Que serait Rome sans son Colisée et sa fontaine de Trevi ? Que serait Ferney sans le château de Voltaire ? Mais, passons… Naturellement, Tlemcen a besoin de Lalla Setti et la maison de Dib. Béjaïa a besoin de Yemma Gouraya et la maison des Amrouche. Oran a besoin de Santa Cruz et de la maison de Zabana. Sétif a besoin d’Aïn El-Fouara et de la pharmacie de Ferhat Abbas… Toutes les villes et provinces d’Algérie ont le devoir chauvin de restaurer, préserver et transmettre leurs patrimoines où le souffle de l’histoire reste fort et permanent.
    Pépinière d’hommes actifs au génie indéniable, l’Algérie doit se tourner au fond d’elle-même, pour puiser la force et la fierté d’exister et faire face au désenchantement terrible qui secoue le tissu social.
    De par le monde entier, autour des lieux de Mémoire et d’Histoire, fleurissent des leviers économiques fructueux, générateurs de richesse et de convivialité. Le Loch Ness en Écosse, les Pyramides en Égypte, la cité Machu Picchu au Pérou sont des exemples édifiants, dont la rentabilité est aussi importante que les bénéfices de Hollywood. Multiple, riche et belle, l’Algérie qui se targue de rendre hommage à ses meilleurs enfants, en valorisant leurs œuvres et leurs traces, doit dépoussiérer ses archives dans un élan de cohérence et d’ouverture. Chez nous, la maison des Amrouche à Ighil-Ali, actuellement au cœur d’un conflit aux relents d’un chagrin collectif et d’un sursaut d’orgueil porté sur la scène publique, nécessite une prise en charge effective de l’État, légitime garant d’une filiation solide avec ses racines, et dont le prochain rayonnement serait profitable à l’Algérie entière. Un sincère hommage à cette famille ne serait pas de trop pour un État sûr de lui, fier de son passé et jaloux de ses richesses. Détourner le regard est un rabaissement moral irresponsable. Cette maison est aussi un monument culturel qui demeure, j’en suis sûr, habité par les âmes des siens qui attendent, patiemment, une évocation pleine de reconnaissance et un regard empreint d’affection.

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