Frimer ou quitter le pays, avec l’aide de l’Etat

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L’argent injecté via les dispositifs d’aide à l’emploi des jeunes attise les convoitises. Diverses stratégies sont déployées pour récupérer l’argent public. Enquête du quotidien algérien El-Watan.

"Hittistes" (jeunes au chômage) à Alger.
"Hittistes" (jeunes au chômage) à Alger.

J’attends avec impatience l’accord de l’Ansej pour réaliser mon rêve : quitter ce pays !” Mourad, 22 ans, de Dar El-Beïda [commune située à 14 km au sud-est d’Alger], a déposé une demande auprès de l’Agence nationale de soutien à l’emploi des jeunes (Ansej) pour ouvrir une pâtisserie. Son but inavoué : récupérer l’argent et “acheter un visa pour partir d’ici : je veux faire mon avenir à l’étranger”. Et de l’argent, il y en a, surtout depuis que le président Bouteflika a ordonné que plusieurs mesures soient prises pour faciliter les micro-investissements : plafond du crédit sans intérêts revu à la hausse, extension des exonérations fiscales ou encore rééchelonnement dans le remboursement des crédits.
Selon le Premier ministre, Ahmed Ouyahia, 15 000 crédits au profit des jeunes au­raient été octro­yés depuis janvier dernier dans le cadre de l’Ansej. Ce dispositif a-t-il permis pour autant de créer des emplois ? C’est là toute la question. “Vous savez, les jeunes profitent des dernières mesures d’apaisement prises par l’Etat pour se remplir les poches, avoue un haut responsable de l’Ansej. Rares sont les projets qui vont aboutir. La seule motivation des jeunes, c’est de décrocher le crédit bancaire pour partir à l’étranger.” Dans les couloirs de l’agence, nous avons croisé Sofiane, 27 ans, de Cheraga [quartier situé à l’ouest d’Alger]. “Je veux m’acheter une voiture et me payer un vo­yage en Turquie cette année. Je vais bientôt récupérer mon argent…” Les crédits octroyés chaque année dans le cadre de l’Ansej sont estimés à plus de 2 400 milliards de dinars pour “ne rien créer”, estiment de nombreux experts. “Lorsqu’elle était semi-autonome, l’Ansej était beaucoup plus performante et opérationnelle ; actuellement, elle est un instrument du Département du renseignement et de la sécurité (DRS) et régentée par Boughazi, le conseiller du président Bouteflika”, nous renseigne une source militaire. L’Ansej se résumerait donc à une caisse d’enregistrement dépourvue d’organe de contrôle, son rôle consistant à donner un accord à des projets fictifs. Comment s’opère alors le trafic ?
Blanchir de l’argent
Avant l’implication de gros barons de l’informel, les candidats de l’Ansej négociaient directement avec les fournisseurs qui leur signaient les factures pro forma nécessaires pour constituer leur dossier. Ces fournisseurs étaient généralement des petits commerçants. Une fois le chèque encaissé par le fournisseur – car la banque paie le fournisseur et non le candidat –, une partie du matériel commandé est livrée pendant que le reste est restitué sous forme d’espèces. Par exemple, un candidat fait une liste d’achats pour le lancement de sa pâtisserie : un frigo, des appareils électroménagers, un four, etc. Une fois la transaction effectuée, il récupère chez son fournisseur les appareils électroménagers et le frigo (des marchandises qu’il peut facilement écouler sur le marché), tandis que le prix du four sera récupéré en espèces. Le fournisseur, lui, prend le soin de majorer les prix. Depuis janvier dernier, plusieurs commerçants versés dans l’informel, flairant les bonnes affaires, se sont mêlés à ce très juteux business.
Leur méthode d’infiltration ? Ils engagent des intermédiaires et les envoient dans les agences Ansej pour proposer leurs services aux jeunes. “Quel type de dossier voulez-vous déposer ?” nous lance un jeune à l’entrée de l’annexe de l’Ansej de Dar El-Beïda. Issam a 31 ans, il travaille au noir pour un gros commerçant d’El-Hamiz. “Moi, je vous propose de monter un dossier pour ouvrir une boulangerie. Je m’occupe des factures pro forma, du local…”, nous explique-t-il en nous garantissant l’octroi d’un prêt au plus tard dans un mois. En contrepartie, Issam pose ses conditions. “Une fois le chèque encaissé, nous prenons 10 % du montant global de la transaction et nous récupérons aussi les extraits du registre du commerce”, tranche-t-il.
Mahmoud fait partie des clients d’Issam. Il a bénéficié de son crédit Ansej il y a un mois. “Issam m’a beaucoup aidé et j’ai récupéré mon argent en un temps record. J’ai acheté ma voiture et je compte passer mes vacances en Turquie”, nous révèle-t-il. A en croire les témoignages, ils sont nombreux à avoir eu recours aux services d’Issam. Mais que font-ils ensuite des extraits du registre du commerce ? Il ne nous en dira pas plus. La réponse se trouve chez cet autre intermédiaire de Hussein Dey [commune située à 5 km d’Alger]. “Ces extraits serviront à obtenir des marchés publics, la restauration dans les écoles, les casernes, les grandes sociétés. C’est une couverture que mon patron utilise pour ne pas être identifié et ça marche pour lui”, explique-t-il.
Via ce trafic, l’argent de l’informel se retrouve ainsi dans le circuit du transfert illicite de devises à l’étranger. Car le trafic ne s’arrête pas uniquement aux transactions fictives de vente et d’achat. Ces mêmes barons profiteraient de ce business pour masquer des transactions douteuses dans les affaires d’import – et pour blanchir de l’argent… “La plupart de ces personnes importent des conteneurs vides qui leur permettent de transférer de l’argent. Puis ils profitent des candidats de l’Ansej en leur établissant de fausses factures de produits importés. Une fois le chèque de la banque encaissé, ils fournissent à leurs clients de faux bons de livraison”, nous explique un douanier.
Des scènes de bousculades
A Oran [située dans le nord-ouest de l’Algérie, au bord de la Méditerranée, c’est la deuxième ville du pays], 90 % des demandes enregistrées au niveau de l’Ansej concerneraient… la création d’entreprises de location de voitures ! Les succursales sont prises d’assaut au quotidien, avec des scènes de bousculades. Parfois, des bagarres éclatent dès l’ouverture des bureaux devant les guichets de l’agence, à Canastel. Nous nous sommes rapprochés de Hamid, Sofiane et Rédha. Même dossier, mêmes motivations : la création d’une agence de location de voitures. “Je veux mon agence comme tout le monde. Presque tous mes amis ont bénéficié des crédits de l’Ansej pour lancer leur business”, avoue Sofiane. La mode n’est donc plus à l’ouverture de taxiphones et de kiosques multiservices. “Les jeunes d’aujourd’hui veulent frimer. D’une pierre deux coups, ils ouvrent une agence et friment avec une berline, le tout avec l’aide de l’Etat”, commente un haut responsable à la wilaya d’Oran.
A Mostaganem [ville du Nord-Ouest connue pour ses belles plages, c’est une destination touristique privilégiée au niveau local], le business se fait discrètement et à petite échelle. Ici, officiellement, certains jeunes sollicitent l’Ansej pour s’adonner à leur activité préférée : la pêche. Pour la plupart, ce sont des passeurs qui ont trouvé en l’Ansej un moyen pour réduire les coûts. Mohamed a récupéré son crédit pour l’achat de chalutiers mais… il n’en fait rien. “Je préfère passer commande pour m’acheter de petites barques et envoyer un maximum de jeunes en Espagne”, confie-t-il, sûr de lui. “J’ai beaucoup de réservations en ce moment et je n’avais pas les moyens de les satisfaire. Grâce à mon crédit Ansej, j’ai passé commande pour la construction de dix boti (barques)”, raconte le jeune passeur. Il n’est pas le seul.
“Vous n’allez pas nous dénoncer aux autorités ! Allah ghaleb [Dieu puissant], nous n’avons pas d’autres moyens pour gagner notre vie”, nous supplie Djilali, 32 ans, balafre à la joue et bras mutilé, avant de nous menacer. “Si je lis quoi que ce soit concernant cette affaire dans le journal, vous le paierez très cher.”
16.06.2011 | Zoheir Aït Mouhoub | El Watan

Répression
“Depuis janvier 2011, les forces antiémeute sont intervenues 2 777 fois sur l’ensemble du territoire national, soit une opération toutes les deux heures”, relève El-Watan. Un chiffre impressionnant si l’on se réfère au bilan de l’année 2010, dix fois inférieur, avec seulement 206 interventions.

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